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WIDEXER
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JULES DE GAULTIER
Nietzsche
et la
Réforme philosophique
DEUXIÈME EDITION
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERGVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
MCMIV
NIETZSCHE
ET LÀ RÉFORME PHILOSOPHIQUE
DU MÊME AUTEUR:
DE KANT A NIETZSCHE I Vol.
le bovarysme (Essai sar le pouvoir (V imaginer). . i vol.
la fiction universelle ( Deuxième essai sar le pou-
voir d'imaginer) i vol.
i-
9
JULES DE GAULTIER
Nietzsche
et la
Réforme philosophique
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
SOCIETE DV MERCVRE DE FRANCK
XXVI, KVK DE CONDÉ, XXVI
P/JLt 3ù«0J*7. -3l
jH*-
JUSTIFICATION DU TIRAGE
1481
Droits de traduction et do reproduction réservés pour tous pays, y compris
la Suède et la Norvège.
AVERTISSEMENT
Il existe de notre temps une croyance idéologi-
que. Expression contemporaine du besoin religieux,
elle s* exerce sous l'invocation de la Raison.
On a confondu la raison, art de raisonner, de
lier entre eux les éléments de connaissance de la
façon la plus utile pour l'espèce humaine, avec la
Raison considérée comme une entité législative,
fixant la loi et spécifiant les formes du réel. Avec
la raison, art de raisonner, on avait ruiné la
croyance théologique, on avait supprimé les anti-
nomies les plus grossières que suscitait l'idée de
la divinité, on avait répudié l'expédient du miracle
qui, suggérant une explication des phénomènes
indépendante du témoignage de nos sens, étran-
gère aux données de nos plus anciens organes
de connaissance, compromettait à jamais toute
conception cohérente de la réalité, et, on lui
avait préféré * l'aveu d'ignorance, qui, précisant
l'objet de la recherche, en détermine les direc-
6 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
tions et stimule aussi d'un défi la passion de con-
naître. Telle avait été l'œuvre utile et féconde
de la raison, art de raisonner, de l'activité intel-
lectuelle s'exerçant sous sa forme la plus énergi-
gique et détruisant tous les artifices imaginés par
l'intelligence paresseuse. Mais l'esprit humain, déli-
vré par la raison de la servitude théologique, s'est
fait de son libérateur un nouveau maître : la raison
était un moyen au service de l'intelligence, la Rai-
son est devenue l'Etre et la Loi de l'Etre, le Verbe,
la Cause première et le But, un principe régula-
teur et tyrannique, imposant à l'intelligence le
frein du dogme. Le Rationalisme ayant banni l'art
de raisonner a pris la place du Déisme et les attri-
buts divins sont devenus les idées de la Raison.
On a vu luire dans le ciel idéologique les mêmes
signes qui brillaient dans le ciel de la Bible, on y
a découvert les mêmes constellations et jusqu'à
cette même étoile qui dirigea vers Tétable la course
des bergers et des mages. Loin que le rationalisme
soit une réaction contre le déisme et ses formes chré-
tiennes, il en est l'expression exagérée sous un mas-
que mieux ajusté à la forme de la crédulité contem-
poraine.
il y a contradiction entre la raison, prise comme
art de raisonner, et la Raison, prise 'au sens théo-
AVERTISSEMENT
logique, comme lieu des idées. On ne peut être à la
fois rationaliste et raisonnable. Au nom de la rai-
son prise comme moyen et instrument de connais-
sance, il est nécessaire de nier la Raison comme
principe législatif et source des idées.
Or, si les trois ouvrages qui ont été précédem-
ment publiés comportent un caractère commun et
dominant, c'est, parallèlement à une conception
générale d'illusionisne et d'idéalisme, celui d'une
protestation contre le point de vue rationaliste,
contre la croyance en la réalité objective de l'Idée.
Dans un premier livre, « de Kant à Nietzsche »,
on a analysé et combattu la croyance rationaliste
sous sa forme la plus fragile, la plus récente et la
plus fanatique, sous sa forme morale. A vrai dire,
uniquement préoccupé de ruiner Pidée d'un Bien
en soi et de restituer au fait moral ses origines
physiologiques, on acceptait alors, avec Kant, l'a-
priori des notions de cause, de temps et d'espace,
c'est-à-dire que Ton faisait place à une vérité
rationnelle dans Tordre logique : les formes de la
connaissance, tenues pour immuables et nécessaires,
étaient distinguées du contenu phénoménal, où l'on
impliquait la matière des mœurs, et dont on mon-
trait qu'il recevait, du mécanisme même de ces for-
mes, sanature insaisissable et son caractère illusoire
b NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
de jeu optique, exclusif de toute finalité, de toute
réalité objective et de tout être véritable, au sens
métaphysique. C'est dire aussi que cette réfutation
de l'objectivité du monde moral était alors exé-
cutée avec un minimum de moyens.
La notion du Bovarysme, aboutissant à celle de
la Fiction universelle, accentuait, en deux autres vo-
lumes, ce caractère d'illu sionisme attribué à l'Uni-
vers. Si le fait de se concevoir autre semblait im-
pliquer l'existence d'une réalité objective, en tant
qu'on en poursuivait l'analyse, ainsi que d'un tra-
vers humain, dans les psychologies individuelles,
ce fait se montrait essentiel dès- que l'on en recher-
chait les origines dans l'acte même de la connais-
sance. Il apparaissait alors que connaître une
chose, et la connaître autre qu'elle n'est, sont
deux expressions pour un même phénomène; que
la connaissance d'une chose par elle-même impli-
que, avec la distinction nécessaire en objet et en
sujet, parmi les perspectives de la cause, de l'es-
pace et du temps, une dissociation et une disper-
sion de tous les éléments de la chose et ne la rend
connaissable, pour elle-même, que différente d'elle-
même. Il apparaissait que les idées d'être et de
vérité, introduites dans le jeu de ce phénomène de
connaissance nécessairement faux, ne sont elles-
AVERTISSEMENT
mêmes que des perspectives, des toiles de fondy
tendues et fixées par une convention d'utilité men-
tale et sur lesquelles se détachent visibles, saisis-
sables et évaluables les péripéties du mouvement.
Une telle conception ne laissait place à aucun
en-soi rationnel. Toutefois, cette conclusion con-
traire au rationalisme n'était atteinte que comme
le corollaire d'un but principal : montrer dans
le monde un phénomène d'illusion, situer dans le
spectacle, et non dans l'existence, la raison d'être,
de l'existence, fournir, avec la notion du Bovarysme,
la méthode de vision la plus propre à observer le
spectacle et à en jouir.
Nietzsche, au terme de ses analyses, est arrivé
à une conception d'illusionisme singulièrement
pareille. On rencontre en effet dans son dernier
volume cette formule que motivent toutes ses ana-
lyses précédentes : « Ce qui peut être conçu est
nécessairement une fiction(i). »Mais, par une inver-
sion de tendances, cette conclusion, qui fut ici
recherchée comme un but, ne semble avoir été pour
lui que la conséquence ou le moyen d'u ne entre-
prise différente, plus directement poursuivie : cette
critique de tout rationalisme, qui était ici atteinte
(i) La Volonté de Puissance* Ed. du Mercure de France, traduc-
tion Henri Albert, t. II, p. 28.
10 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
indirectement, cette ruine d'une conception idéolo-
gique où il voyait une entrave à la vie, qu'il dési-
gnait dans la Volonté de Puissance comme la
cause du nihilisme européen. Que l'activité répan-
due dans l'univers ne reçoit de commandement que
d'elle-même, que les lois qui semblent la régir sont
son œuvre et son invention, qu'il en est ainsi de ces
lois même du monde logique qui semblent condi-
tionner toute connaissance, telle est la démonstra-
tion que Nietzsche a poursuivie et qu'il a poussée
à bout avi>c une ampleur et une force incompa-
rables. C'est cette part de son œuvre que l'on s'est
efforcé de présenter dans ce volume, sous une forme
systématique et à laquelle on a donné le nom de
Réforme philosophique.
La conception de Nietzsche, en effet, en même
temps qu'elle condamne toutes les démarches an-
ciennes de la philosophie, assigne à la philosophie
un but absolument nouveau et différent. La philo-
sophie était la science de la sagesse : il semblait que
la sagesse fût quelque chose de supérieur à la vie,
en sorte qu'il fallût la découvrir pour amender la
vie. Du point de vue de Nietzsche,|il n'y a rien au-
dessus ou en dehors de la vie, et la vie s'invente
à elle-même sa valeur, ses buts et ses lois: ce qui
importe, ce n'est donc plus la dialectique, qui part
AVERTISSEMENT
à la recherche d'une vérité cachée quelque part et
qu'il faut découvrir, mais c'est le goût et le désir
qui inventent les formes du réel.
Dans l'étude qui a pour titre le Parti pris socio-
logique, on a montré, sous le jour de cette concep-
tion nouvelle, à quelle condition une opinion est
légitime, et quelles applications Nietzsche lui-
même a faites de son point de vue. Dans celle qui
vient après, Schopenhauer et Nietzsche, on s'est
efforcé de faire voir comment ce point de vue de
Nietzsche permet de concilier des conceptions que
la croyance à l'idée d'une vérité en soi rendait in-
conciliables. Des deux dernières études du volume,
Nietzsche et la pensée française est une réponse
à quelques-unes des objections que souleva en
France, lors de sa première apparition et de sa pre-
mière vogue, la philosophie de Zarathoustra. On
a voulu y marquer aussi les traits absolument ori-
ginaux de cette philosophie : tâche superflue, s'il
était entendu que le génie vêt de candeur tout ce
qu'il touche, fait sortir de toutes les choses des
significations inconnues, et fait entendre, pour la
première fois, même des paroles anciennes.
Le philosophe comme créateur de valeurs est, en
quelque sorte, un premier état de la Réforme phi-
losophique. Cette étude fut composée à une époque
la NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
où la Volonté de Puissance n'avait pas encore été
publiée : elle offre, a-t-il semblé, un intérêt rétro-
spectif, en laissant voir que la philosophie de
Nietzsche, marquée au sceau d'une parfaite unité,
comportait, dès cette époque, une entière construc-
tion, en laissant voir aussi, par comparaison avec
celte partie de l'œuvre déjà achevée, quelles am-
plifications et quel fécond épanouissement com-
portent, dans le sens des premiers développements,
les analyses du livre posthume, celles notamment
où s avec la Volonté de Puissance en tant que con-
naissance, Nietzsche a atteint, semble-t-il, le faîte
de sa propre pensée.
LÀ RÉFORME PHILOSOPHIQUE
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
I. Proposition maîtresse de la pensée de Nietzsche : il D'est
pas de force au-dessus de la force. En quoi cette tautologie
est une réforme. — II. Tentative de l'esprit hamain en vue
d'élever an principe aa-dessas de la force dans le
domaine spéculatif : le monde des idées, — III. L'idée du
vrai, forme suprême de la croyance idéologique, consi-
dérée par Nietzscha comme un artifice biologique. Utilité
vitale de la fiction idéologique. — IV. Examen , sous le
jour de cette dernière conception, de la vérité morale. —
V. Examen de la vérité esthétique. — VI. Examen de la
vérité logique. — VII. Tentative de l'esprit hamain en
vue d'élever un principe au-dessus de la force dans le
domaine historique et concret : le mouvement juif, le
Christianisme et la Révolution .
I
Au cours d'un volume où la philosophie de
Nietzsche fut choisie pour marquer le terme d'une
évolution (i), on a exposé comment cette philoso-
(I) De Kant à Nietzsche. Ed. du Mercure de France.
a.
IÔ NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
phie, faisant pénétrer dans le domaine de la sensi-
bilité des idées qui n'avaient reçu jusque-là qu'un
développement abstrait, a cpnsacré une véritable
réforme, a daté dans Tordre de la pensée une ère
nouvelle- On voudrait ici préciser d'un seul trait
le caractère essentiel de cette réforme. Or, réduite à
sa plus simple expression , la philosophie de Nietzsche
consiste en cette unique et simple affirmation : il
n'est point de force au-dessus dej lar force. La force
est l'unique mesure de tout. Pour marquer avec
plus de relief le caractère tautologique de cette
énonciation, on la formulera ainsi : étant donné
que la définition de la force embrasse l'ensemble
total des qualités par lesquelles une chose l'em-
porte sur une autre, rien, en un système dont tous
les éléments agissent et réagissent les uns sur les
autre, rien n'existe et n'occupe un rang, qui ne
tienne son existence et son rang, strictement ;et
hiérarchiquement déterminés, du fait de sa propre
force, ou du bon plaisir et de l'agrément de ce qui
est fort. Une telle proposition implique le sens qu'il
convient d'accorder à cette expression, le détermi-
nisme de la force, qui sera fréquemment employée
dans le cours de cette étude.
Présentée sous cette forme abstraite, cette pro-
position paraît évidente jusqu'à l'inutile. Pourtant,
LA REFORME PHILOSOPHIQUE
dès que Ton considère la fortune qui lui fut réser-
vée dans l'opinion humaine, en s'aperçoit qu'il n'en
est pas de plus hautement désavouée. Il s'est pro-
duïtj en effet, au cours des époques historiques,
un formidable effort de la pensée dans le but de
concevoir la réalité autre qu'elle n'est, et, si la
croyance au déterminisme de la force constitue
toujours, par son ancienneté, notre représentation
la plus objective du monde, une autre croyance s'est
formée à côté d'elle qui a entrepris de distraire de
son commandement toute une part de la réalité.
Or, cette entreprise a réussi au delà de toute vrai-
semblance avec la création du monde moral : se
réclamant de l'idée, le monde moral se réclame
d'un principe qui, dans l'esprit de ses inventeurs,
ne connaît aucune mesure de comparaison avec le
déterminisme de la force.
En énonçant qu'il n ? existe aucun principe au-
dessus ou en dehors de la force, Nietzsche heurte
donc une croyance d'autant plus violente que son
apparition est relativement plus récente dans la
chronologie infiniment ancienne de l'évolution de
la pensée, qu'elle n'a cessé d'aller grandissant et
qu'elle semble à l'heure actuelle atteindre son apo-
gée. L'évaluation morale, sous'quelque forme plus
ou moins apprêtée, domine l'humanité contempo-
l8 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
raine, du moins l'humanité occidentale, et nombre
d'esprits éclairés, tandis qu'ils se targuent de ne
point admettre l'intervention du miracle, acceptent
sans difficulté l'existence permanente d'un principe
extérieur et supérieur à la force, d'un principe
métaphysique qui donne un sens au physique, le
domine et le régit. L'idée de finalité, empruntée à la
théologie et qui, dans ce domaine, recevait sa forme
de la volonté divine, a été transportée dans le
monde moral où elle halluciné directement les con-
sciences. Les vertus théologales, à peine modifiées,
sont devenues vertus sociales, et, fondées sur l'im-
pératif idéologique, reçoivent un culte rajeuni aussi
dévot que l'ancien.
Si, comme le pense Nietzsche, l'Instinct de con-
naissance est une dépendance de l'instinct vital, si
la Connaissance est un moyen de puissance, si l'in-
telligence, en un mot, est un organe d'utilité au
même titre que l'estomac ou le poumon, une mala-
die de la Connaissance est une cause d'abaissement
pour la vie et c'est une maladie que cette concep-
tion du monde moral. C'en est une parce qu'elle
met en échec la conception déterministe à l'égard
d'une catégorie de phénomènes que celle-ci était
appelée à évaluer avec les mêmes mesures qu'elle
applique au reste du monde. Elle rompt ainsi toute
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE IQ
relation entre les phénomènes de cette catégorie et
les autres et, les retirant, de ce fait, du champ où
la connaissance est possible; elle est une cause d'a-
moindrissement de notre pouvoir de connaître.
Est-ce à dire que l'évaluation déterministe possède
une valeur objective, que par elle nous atteignions
une connaissance adéquate à un en-soi des choses?
Nullement, mais il faut bien reconnaître qu'elle est
à la base de tout notre système de connaissance
actuel et, qu'à moins de bouleverser ce système jus-
que dans ses assises fondamentales, — notions de
cause, de temps, d'espace, — aucune connaissance
n'est possible qui ne prenne place dans ses cadres
et qui ne soit saisissable dans la perspective de ce
plan unique.
La proposition essentielle de Nietzsche : « il n'y
a pas de force au-dessus de la force », rétablit donc
dans l'esprit humain une conception élémentaire
sur laguelle repose ce qui nous lient lieu d'une
réalité objective; elle brise un masque que l'huma-
nité s'est ingéniée, depuis des milliers d'années, à
composer et qu'elle a appliqué, à la face des choses,
pour en dissimuler le premier aspect. Sur cette
entreprise formidable de falsification, dont l'impor-
tance conditionne le caractère original et réforma-
teur de la tautologie nietzschéenne, Nietzsche a
20 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
tenu son regard fixé avec une acuité et une force
de pénétration incomparables. Il en a disderné,
avec la sûreté d'un instinct, et poursuivi sans se
lasser les menées et les tentatives dans tous les
ordres où elle s'est manifestée.
C'est tout d'abord dans le domaine philosophi-
que qu'il a signalé et combattu les tentatives de
l'esprit humain pour créer une valeur au-dessus de
la force. La philosophie lui est apparue comme le
principal agent de l'entreprise de sophistication
selon laquelle l'humanité, .obéissant au bovarysme
essentiel qui la mène, a tenté, au cours des pério-
des historiques, d'imaginer une forme nouvelle de
la réalité. Nietzsche a dirigé ici ses attaques contre
les trois formes idéologiques que les métaphysi-
ciens se sont efforcés d'élever en entités distinctes
au-dessus de la force : l'idée d'une vérité morale,
avec la conception d'un bien en soi, l'idée d'une
vérité esthétique avec la conception d'un beau en
soi, l'idée d'une vérité logique avec la conception
d'un en- soi rationnel, commandant les lois de la
connaissance.
Cette tentative de faux monnayage qu'il a dévoi-
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
lée cous son aspect théorique et abstrait, il l'a dis-
cernée aussi et combattue avec une violence extrême
dans ses manifestations sociales ; il a ici désigné
d'un mot l'entreprise faite en vue de substituer à la
force, pour la direction des sociétés, un principe
différent de la force ; il Fa nommée l'insurrection
des esclaves dans la morale, et il a distingué dans
cette insurrection trois phases étroitement unies :
celle qui est inaugurée par le peuple juif, celle qui
a pour enseigne le Christianisme, celle enfin qui est
marquée par le triomphe de ce qu'il nomme les
idées modernes , c'est-à-dire de l'idéal égalitaire.
Il n'est pas une des analyses de Nietzsche qui n'ait
pour but de s'opposer à l'une des tentatives que
Ton vient de distinguer, tant dans le domaine des
idées pures que dans celui de leur application
sociale. Or, il n'est pas une de ces tentatives qui
•n'ait eu pour but de susciter dans l'esprit des
hommes la foi en un principe supérieur à la force.
La réforme philosophique de Nietzsche tient donc
bien tout entière en cette formule : il n'y a pas de
force au-dessus de la force. Telle est la significa-
tion précise qu'il fajit attribuer à sa conception du
monde et de la vie.
Cette conception, Nietzsche Fa exprimée sous ce
terme mythologique dont il a fait le titre ultime de
A3 NIETZSCHE ET LA BEFORMI PHILOSOPHIQUE
sa philosophie : la Volonté de puissance. Aussi
emploiera t-on indifféremment Tune pour l'autre
ces deux formules, il n'est point de force au-dessus
de ta force ou volonté de puissance, la première
n'étant que l'énoncé analytique de la seconde.
II
C'est dans son Par delà le Bien et le Mal que
Nietzsche a pris conscience,d'une façon absolument
netle, de cette tentative de sophistication contre
laquelle instinctivement il avait élevé les objections
et aiguisé les analyses de tous ses écrits précé-
dents. Dans ce livre de sa maturité, il distingue,
d'une vue générale et parfaitement claire, l'origine
de ce mouvement et son caractère dominant. La
nouvelle évaluation a pris naissance dans la philo-
sophie grecque avec Platon : Platon est le créateur
de ce monde des idées qui va tenter de substituer
sou mètre au mètre du déterminisme physique.
L'erreur la plus dangereuse qui ait jamais été com-
mise c'esi, dit Nietzsche, « l'invention de l'esprit
et du bien en soi faite par Platon. Ce serait poser
la vérité tête en bas, et nier la perspective, nier les
conditions fondamentales de toute vie que de par-
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 23
1er de l'esprit et du bien à la façon de Platon (ï). »
C'est pourtant cette imagination philosophique qui
a été, par la suite, le point de départ de toutes les
recherches des philosophes. C'est elle qui anime
les dissertations des néo-platoniciens et des alex-
andrins, c'est elle qui tient lieu de base à tout l'é-
difice de la théologie chrétienne, c'est elle encore
qui engendre le monde nouménal de Kant, le fina-
lisme de Hegel et les téléologies sociales des philo-
sophes positivistes ou évolutionnistes, Comte ou
Spencer. C'est elle, qui aboutit, de la façon la plus
plate, à ce spiritualisme dont Victor Cousin a vul-
garisé la formule en donnant à l'un de ses livres
ce titre, en guise de manifeste : le Vrai, le Beau,
le Bien.
Le procédé de Platon fut celui-ci, qui devint le
procédé de toute doctrine idéologique : il détacha
les idées des activités qui les avaient produites et
les donna pour antérieures à ces activités. Ce qui
était le dernier terme d'une série physiologique, ce
qui était conditionné par tous les termes anté-
cédents de cette série, il en fit un principe législa-
tif immuable. Ce qui était la conséquence de l'acte,
ce qui recevait sa qualification du succès ou de
(1) Par delà le Bien et le Mal. Ed. Mercure de France, page 7*
*4 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
l'insuccès de Pacte, il en a fait un modèle proposé
aux actes, écartant, par cette interversion, la possi-
bilité de tout lien de causalité entre l'acte et l'idée.
Ainsi détaché de la chaîne de la causalité, le monde
des idées plane dans le yide et tout l'effort de la
philosophie depuis Platon s'est ingénié à inventer
des moyens imaginaires pour entrer en communi-
cation avec ce monde imaginaire, à inventer des
facultés imaginaires pour l'appréhender et rece-
voir ses commandements. Platon avait inventé
l'esprit pur. Kant inventa la faculté des jugements
synthétiques à priori, Schelling l'intuition intellec-
tuelle. Il s'agissait avant tout, dit Nietzsche, de
« découvrir une faculté pour les choses transcen-
dantes (i) ». Dans cet ordre de recherches, à vrai
dire, toute invention dut tenir lieu de découverte
et la métaphysique se constitua de l'amas de ces
inventions purement verbales, dont une vaine ter-
minologie dissimulait le néant.
On a peine à concevoir [tout d'abord, quand on
y regarde de sang-froid, le succès qu'a obtenu dans
le monde cette fable métaphysique. Elle ne repose
en effet sur aucun fait observable: elle est purement
imaginaire. Elle n'est pas, dans l'ordre de la con-
(i) Par delà le Bien et le Mal, page 26.
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 25
naissance, un principe d'explication. Bien au con-
traire, en introduisant dans la conception de l'être
la notion d'un dualisme, elle a donné naissance
à toutes les contradictions que la philosophie
s'est imposé la tâche chimérique de résoudre :
créateur et créature, âme et corps, idée et matière,
monde moral et monde physique considérés comme
phénomènes d'ordre différent, déterminisme et
libre arbitre. Il y a plus, et il faut noter que, pour
justifier l'introduction de ce principe idéologique
dans le domaine de la pensée philosophique, l'es-
prit humain n'avait pas même l'excuse qu'un
autre principe d'explication fît défaut. La plupart
des phénomènes que les philosophes idéologues
prétendent expliquer par des interventions méta-
physiques reconnaissent en effet, à l'analyse, des
causes physiques aisément discernables. Les idées,
dès qu'on les replace sur la tige physiologique, à
l'endroit où Platon les a brisées, les idées apparais-
sent ainsi que des attitudes d'utilité pour une phy-
siologie donnée, on les voit fortes ou faibles, exer-
çant leur empire sur un nombre d'hommes plus ou
moins grand selon que les réalités physiologiques
sur lesquelles elles se sont développées sont elles-
mêmes fortes ou faibles. Elles se montrent, sous ce
jour, tributaires de ce déterminisme de la force qui
26 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
est pour l'esprit humain un principe d'explication
universel.
Nietzsche a soumis de nouveau le monde des
idées à l'hégémonie de ce principe. Il n'y a pas de
force au-dessus de la force, signifie-t-il. Il existe
entre toutes les choses une lutte pour la puissance,
une lutte en vue de dominer. Tout ce qui possède
quelque perfection la tient du fait de force qui lui
a permis de prévaloir et d'affirmer sa réalité . Il en
est des idées comme de tout le reste : qu'il s'agisse
de l'idée morale, de l'idée esthétique, de l'idée logi-
que, toutes ces idées ne méritent leur nom que
parce qu'elles sont des manières d'apprécier et
d'évaluer propres à une espèce d'hommes qui a
triomphé sur d'autres espèces. Il y a partout une
idée du bien, une idée de la beauté, une idée logi-
que parce que partout il y a une espèce d'êtres qui
l'emporte sur les autres, et fait prévaloir son éva-
luation. Ce fait de suprématie est l'expression der-
nière du fait de puissance, il est la consécration
du conflit engagé entre toutes les choses en vue de
s'emparer de la puissance. Et c'est ce caractère uni-
versel de la lutte pour la puissance qui a permis à
Kant de soutenir que, si l'idée du Bien en soi sem-
ble varier dans son contenu, elle comporte une
vérité formelle universelle. Cette forme universelle
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 2 7
de lidée, où Kant voyait la manifestation dans la
conscience du monde nouménal, et sur laquelle il
fondait son impératif catégorique, n'est autre chose
que l'expression de ce désir de puissance qui pousse
tout ce qui est vivant à faire prévaloir et à impo-
ser comme règle universelle sa propre évaluation.
Au contraire, les nuances variées des idées morales
ou esthétiques, ces différences par lesquelles la
vérité n'a pas même couleur sur l'un et l'autre ver-
sant des Pyrénées, se justifient par ce fait que ce
n'est pas la même espèce d'hommes qui l'einporte
sur tous les points du globe.
Ce qu'il faut retenir, — en cela consiste toute
la réforme philosophique [de Nietzsche, — c'est
que l'idée n'est pas antérieure au fait de force qui
l'impose, qu'elle en est au contraire une suite, une
conséquence, une dépendance. L'idée, lorsqu'elle se
propose comme une loi et comme un commande-
ment spécifiant une pratique, ne tient son privilège
impératif que du fait de suprématie qui, à la suite
d'un conflit, a établi la supériorité d'une espèce de
choses sur une autre et, pour concréter, d'une
espèce d'hommes sur une autre, qu'il s'agisse d'une
race l'emportant sur une race, qu'il s'agisse, dans
l'intérieur d'une même race, d'une élite l'empor-
tant sur le grand nombre, ou du grand nombre
i8 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
l'emportant sur l'élite. L'idée sous |forme de loi
présente donc un caractère tout à fait secondaire
et dmvé; elle est le dernier état d'un processus
pïvy biologique et comporte une généalogie toute
guerrière. Sa sérénité est le résultat d'un triom-
phe qui fut le prix d'un effort. L'idée n'est qu'une
expression de la force. Une chose est bonne, au
sens vénérable du mot, parce qu'elle est forte.
C'est la puissance que nous honorons sous un nom
nouveau dans ce que nous nommons bien et beau,
non une puissance éphémère et qui s'empare de la
suprématie pour un jour, mais une puissance véri-
table et qui a pour elle la durée. Les choses devien-
nent belles et bonnes parce qu'elles durent et elles
durent parce qu'elles sont fortes.
Pascal, avant Nietzsche, a eu une notion parfai-
te ni eut claire de ces réalités psychologiques. De
T éclair d'une seule réflexion de génie il a percé à
jour l'entreprise paradoxale accomplie par l'esprit
humain, à la suite de Platon, au moyen de la
ruse idéologique qui a engendré le monde moral :
p Ne pouvant faire, a-t-il dit, que ce qui est juste
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUR 29
fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste, »
c'est-à-dire que Ton a donné le nom de justice à
ce qui avait su s'imposer par la force.
La force est bien, pour Pascal comme pour
Nietzsche, la seule réalité qui soit au monde, une
réalité, dit-il, « qui ne se laisse pas manier comme
on veut, parce que c'est une qualité palpable, au
lieu que la justice est une qualité spirituelle dont
on dispose comme on veut ». Ce qu'exprime ici
Pascal, au sujet de la justice, s'applique, aussi
bien qu'à la justice, à l'idée du bien, et à toutes
les autres idées imaginées par la philosophie.
Celles-ci appartiennent comme la justice à ce monde
spiritueL à l'égard duquel le mathématicien pro-
fesse un dédain si superbe, à ce monde spirituel
dont on dispose comme on veut et qui ne reçoit
une réalité d'emprunt que de la force qui l'impose.
« La justice est sujette à disputes, la force est très
reconnaissable et sans disputes... Ne pouvant faire
que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est
fort fût juste. »
Certes, Nietzsche n'a pas trouvé de formule plus
définitive, ni d'un aussi terrible raccourci pour
crever les bulles irisées que Platon sut gonfler du
vent de la dialectique et faire flotter dans le ciel
gris de l'idéologie. Cette formule doit être prise
30 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
selon son sens le plus radical. Si Ton ne peut faire
que la justice soit forte, c'est, concevons-le avec
Pascal, parce que Ton ne peut doter d'une qualité
une chose qui est encore inexistante. Comme toutes
les idées-du monde moral, la justice n'a en soi au-
cun être véritable. Bien, justice, sont des noms mis
sur la force, des dénominations pour un état de
force, quel qu'il soit, quelle que soit la conception
qu'il implique, après qu'il a établi sa suprématie.
Mais pourquoi ce changement de noms, pourquoi
ces désignations diverses pour signifier une même
chose? Pourquoi surtout cet effort pour cacher,
sous le masque de la morale et des idées, le fait de
force qui a procuré le pouvoir? 11 faut répondre :
pour conserver le pouvoir avec une économie de
force. Le monde moral est partout une ruse et une
invention d'un groupe social qui, ayant une fois
prévalu par la force, veut prolonger les bénéfices
de sa victoire, en supprimant le prétexte d'une
lutte nouvelle. Il s'efforce donc de persuader que
cette conception particulière de la vie, qui répond
à ses nécessités, qui est pour lui attitude d'utilité
ou de plaisir et dont il a créé la réalité en la fai-
sant triompher, a son origine en dehors de lui-
même et qu'elle lui a été commandée : il la divi-
nise ou l'idéalise. Il fait que la force soit juste. Le
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 3l
monde moral ne peut donc exister que là où, préa-
lablement, s'est formé un centre de force. Il est
de nature essentiellement parasitaire. Il est aussi,
partout et toujours, un mode spécial, un état par-
ticulier delà force.
Platoniciens, Kantiens, moralistes, tandis qu'ils
croient découvrir dans l'abstrait, dans une caté-
gorie spéciale de l'intelligence, le monde des idées,
rendent donc hommage de la façon la plus écla-
tante à la toute-puissance de la force. Ce qu'ils
opposent à la force c'est encore la force, un état de
force, qui a si bien établi sur eux son pouvoir, qu'ils
voudraient ledéfendre contre toute tentative future
du jeu des autres forces. Ce qu'ils vénèrent sous
le nom des idées Bien, Justice, Vérité, c'est un
ensemble très particulier, de manières d'être
qu'un groupe humain fit prévaloir à quelque mo-
ment dans le domaine de la sensibilité. Platoni-
ciens, Kantiens, moralistes adorent sous le nom
des Idées un état ancien de la force qu'ils tiennent
pour sacré et qui leur paraît préexistant à toutes
choses parce que sa tyrannie s'exerce de temps
immémorial. Leur croyance et leur culte ne ten-
dent qu'à décorer d'un nom nouveau un fait de
puissance ancien, — afin de le fortifier, — à immo-
biliser l'humanité sous le joug d'un premier vain-
32 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
queur en déclarant sacrilège toute lutte contre ce
vainqueur.
Sous ce jour nouveau, le monde des idées n'a
plus lieu de nous étonner. Le voici réintégré dans
ce champ clos de la lutte pour la puissance qui est
pour nous un principe explicatif d'une signification
universelle. La tentative de Platon, en vue d'inven-
ter avec ridée un principe supérieur à la force, se
réduit à une manœuvre en vue d'assurer pour l'é-
ternité le règne d'un état particulier de la force qui
fut à un moment donné triomphant. L'invention
du monde des idées, que Nietzsche appellera d'un
terme plus significatif le monde moral, cette inven-
tion est la conséquence d'une victoire, ilfait partie
des avantages que procure la victoire. Entre divers
peuples qui sont aux prises, celui qui l'emporte
témoigne de ce fait qu'il est pour l'heure le plus
fort; mais sa victoire lui procure en outre un béné-
fice : un pacte la sanctionne, qui place dans une
situation d'infériorité à son égard les rivaux
qu'il a déjà vaincus dans des conditions moins
favorables. Le monde moral repose sur un fait
de suprématie de cette nature. L'avantage qu'il
procure au parti vainqueur consiste en la formation
d'un mensonge par lequel, au fait de puissance qui
procura la suprématie, mais peut être à tout ins-
\
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 33
tant remis en question, se voit substituée une
présomption selon laquelle cette suprématie est
inhérente à la nature des choses. L'invention du
monde moral est donc un épisode de la lutte pour
la puissance. Son apparition manifeste qu'une force
s'est rendue maîtresse d'une façon durable. II est
en même temps la suite et la fin d'un conflit. Il
marque un temps d'arrêt dans la lutte engagée
entre toutes les choses en vue de conquérir la
puissance et le mensonge qu'il substitue à la réalité
coïncide tout d'abord avec une réalité, avec un fait
de puissance qu'il se propose d'éterniser.
Toutefois, cet accord entre le mensonge et le
réel n'est point nécessairement durable : les choses
sont en perpétuel changement ; ce qui fut la force,
à quelque moment et dans des circonstances don-
nées, cesse, à quelque moment et dans d'autres
circonstances, d'être la force. Il arrive alors que
le monde moral n'est plus qu'un signe menteur de
la puissance, le masque de la force sur les traits
de la faiblesse. Il ne règne plus qu'au moyen d'une
imposture, d'un bluff idéologique. Ce règne de la
faiblesse signifie-t-il donc qu'un principe différent
de la force exerce ici son action et se manifeste
sous le nom des Idées? Non, mais qu'un état
ancien delà force tire ses dernières conséquences et
34 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
met en échec un état actuel delà force. Le principe
de la volonté de puissance, il n'est pas de force
au-dessus de la force, ne reçoit donc de ce fait
aucune atteinte, mais il fallait exposer ce cas parti-
culier du monde moral où il prête, sous le nom de
l'Idée, un pouvoir à la faiblesse pour justifier la
violence à son égard des attaques de Nietzsche.
Nietzsche, en effet, en est venu à ne voir dans le
phénomène moral que ce fait de falsification, que
ce cas particulier, auquel d'ailleurs aboutit néces-
sairement, à quelque moment donné, le mensonge
qu'est toujours, en son essence et dès son origine,
toute présomption morale.
Toute la tendance de la philosophie de Nietzsche
va, ainsi qu'on l'a énoncé en De Kant à Nietzsche,
à précipiter l'évolution ascendante de la vie. En
harmonie avec la Volonté de puissance, qui aspire
à s'élever toujours au-dessus d'elle-même, Nietzs-
che a hâte de supprimer ces états où la force se
met en opposition avec elle-même au lieu de se
manifester en la convergence d'un unique élan.
C'est cette tendance maîtresse qu'exprime la pa-
role de Zarathoustra : « Le meilleur doit régner. »
Or le meilleur c'est à tout moment donné ce qui
est et non ce qui fut le plus fort. La morale, qui
perpétue le triomphe d'un état ancien de la force
\
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 35
sur un état actuel, s'oppose ainsi au règne du meil-
leur. La voici un élément de ralentissement dans
l'ascension vers les formes les plus hautes de la
vie, un élément de corruption. Ces considérations
expliquent dans quel sens Nietzsche a pu, dans la
Volonté de puissance, tenir la morale pour une
expression de la décadence et la condamner comme
une manifestation contre nature. Elles expliquent
aussi la violence de ses attaques contre la tentative
idéologique du spiritualisme platonicien : sous le
masque de l'idée, c'est en effet, avec cette tenta-
tive, un état ancien de la force qui se voit opposé
à un état actuel. Il s'agit donc pour Nietzsche
de briser la présomption idéologique, fruit de la
victoire lointaine, et qui ne couvre plus qu'un état,
de faiblesse. Il s'agit de supprimer la vénération
qui milite encore en sa faveur, de remettre aux
prises toutes lès forces dont elle arrête l'élan et qui,
à l'état normal, en se disputant la suprématie,
assurent le règne du meilleur. Il s'agit de substi-
tuer à une aristocratie nominale une aristocratie
e fait.
Vie
\
III
Parmi les idées inventées par la philosophie
4
M METZSCUÊ ET hA ftilfORlHe PHlLOSQfaïQUB
platonicienne en vue cT assurer, durant l'éternité,
le règne d'une manière d'être qui avait su conqué-
rir la suprématie à un moment donné de l'histoire
humaine, il en est une qui est en quelque sorte la
clef de voûte de tout l'édifice, c'est l'idée du VraL
Cest elle en effet qui pratique, sur le phénomène
moral, sur le phénomène esthétique et sur le phé-
nomène logique, Tinter vers ion de cause à effet, le
faux en matière d'état civil et de généalogie, dont
on a dit qu'ils étaient le procédé typique de toute
création idéologique- L'idée du vrai dépouille ces
phénomènes de la valeur certaine qu'ils tiennent
d'avoir prévalu dans l'esprit des hommes, pour
leur attribuer une valeur d'une autre nature, celle
que créerait en leur faveur le fait d'une existence
distincte, antérieure et supérieure à toute acti-
vité. Elle les soustrait ainsi à la lutte qui, ayant
fait triompher hier telle espèce d'hommes, peut
donner la victoire demain à telle autre espèce et
déterminer le règne d'une forme différente des
idées. C'est elle qui métamorphose le fait de puis-
sance, exprimé par le triomphe d'une sensibilité
particulière, en la prétendue substance idéologique.
Le concept de vérité signifie de la sorte à lui
tout seul l'existence d'un monde distinct de celui
de la force. C'est lui qui prétend mettre un terme
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE &7
au conflit engagé entre toutes les choses et immo-
biliser le monde sous le joug de Fidée. Il est l'a-
gent métaphysique par excellence. C'est lui qui, à
la déduction logique: «bien, beau parce que dépen-
dance et émanation d'une sensibilité triomphante />,
substitue celle-ci : « bien, beau parce que conforme
à un en soi, à Vidée en soi du bien, du beau ».
C'est lui qui affirme en même temps, et l'existence
d'un en soi, et l'identité d'une forme type de l'idée
avec cet en soi unique. Il exclut de la sorte toute
légitimité d'une autre forme quelconque de l'idée.
Sa même temps, et comme il existe pourtant dans
h inonde, tel qu'il s'offre à l'observation, des for-
mes divergentes, il institue une loi de finalité. Il
rive ainsi toutes les forces du devenir à la néces-
sité d'aboutir au but unique spécifié par l'idée.
Mais par là, il fait surgir une nouvelle antinomie,
celle qui résulte de la coexistence de l'être et du
devenir. Nietzsche n'a pas manqué de la relever :
« Si le monde avait un but, dit-il, il faudrait que
ce but fût atteint... S'il était capable de persévérer
et de persister, capable d'être, si, au 'cours de son
devenir, il possédait ne fût-ce que pendant un seul
instant cette faculté d'être, c'en serait encore fait
depuis longtemps de tout devenir (i). »
(i) LaVolonté de Puissance, II, p. 18 1.
38 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
Nietzsche, cependant, n'a pas consacré à l'idée de
Vérité une analyse et une discussion spéciales et
son procédé à l'égard de cette conception, où se
résume toute métaphysique, est à vrai dire tout
indirect. Il n'en conteste pas tout d'abord l'exis-
tence, il ne s'attache pas à faire éclater son carac-
tère imaginaire; il semble mettre en doute seule-
ment son utilité et son importance. A supposer,
demande-t-il, dans Pah delà le Bien et le Mal 9 à
supposer qu'une vérité existât, quelle serait sa
valeur pour la vie ? Ne faudrait-il pas lui préférer
Terreur, l'illusion, l'incertitude? Et il formule :
« La fausseté d'un jugement n'est pas pour nous
une objection contre ce jugement, c'est là ce que
notre nouveau langage a peut-être de plus étrange.
Il s'agit de savoir dans quelle mesure ce jugement
entretient et conserve la vie, maintient et même
développe l'espèce (i). » Mais le fait seul de consi-
dérer l'idée de Vérité sous ce jour.de la comparai-
son et de conclure à sa moindre importance, en la
tirant hors du domaine de l'absolu où elle avait
été placée, dans celui du relatif, équivaut en réalité
à la négation de son existence. Il y a phis, et
Nietzsche, par la manière même dont il pose la
(i) Par delà le Bien et le Mal, p. i5.
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 3j)
question, non seulement supprime l'existence de
l'idée métaphysique du vrai, mais lui assigne encore
la place secondaire et subordonnée qu'elle occupe
dans le monde physique. Il montre qu'elle tombe
sous les mesures du nouveau mètre qu'il propose
en vue d'évaluer la vie, celui-ci : « ce qui vaut pour
la vie ». Un jugement faux en effet peut être utile
à la vie et il possède alors sa valeur. Pourquoi
donc ce jugement, le plus faux de tous, par lequel
certaines propositions se proclament vraies d'une
vérité universelle, pourquoi ce jugement n'aurait-
il pas aussi sa valeur pour la vie? Pourquoi, pour
parler la langue philosophique, les jugements syn-
thétiques à priori, ceux sur lesquels se fonde,
selon Kant, la notion de certitude, pourquoi ces
jugements seraient-ils dénués de valeur? Nietzsche
déclare : « Il est enfin temps de remplacer la ques-
tion de Kant : « Comment les jugements synthé-
tiques à priori sont-ils possibles? » par une autre
question : « Pourquoi la croyance en de pareils
jugements est-elle nécessaire? » C'est-à-dire qu'il
est temps de comprendre que, pour la conservation
des êtres de notre espèce, ces jugements doivent
êtres tenus pour vrais, ce qui ne les empêcherait
d'ailleurs pas d'être des jugements faux (i). » Il
(i) Par delà le Bien et le Mal, p. 27.
/JO NIETZSCHE ET LA. REFORME PHILOSOPHIQUE
donne ainsi une explication, du point de vue du
monde physique, de la formation de l'idée méta-
physique du vrai : cette idée a sa valeur comme
illusion, comme artifice et comme moyen pour la
vie. C'est ce même procédé de démonstration au-
quel on s'est conformé, au début de ce chapitre,
lorsque Ton a montré que l'invention du monde
des idées était un moyen, pour un état de force
déterminé et en possession du pouvoir, de prolon-
ger, par un artifice, la durée de son triomphe.
Peut-être n'est-il pas superflu de faire remar-
quer ici qu'il n'existe pas, en cette matière, d'autre
démonstration possible et que l'on ne saurait éta-
blir d'une façon directe qu'une chose imaginaire
n'a point d'existence. On peut prouver qu'une chose
n'existe pas, en un endroit et en un temps donnés.
Mais comment démontrer qu'une chose n'existe
pas, dont ceux qui l'ont imaginée ont situé l'exis-
tence en dehors de toutes les conditions auxquelles
nous reconnaissons qu'une chose existe? C'est le
cas du monde des idées.
La seule méthode de disqualification qui puisse
être employée à l'égard de semblables créations de
l'esprit est celle dont on a usé ici en commentant
les analyses de Nietzsche. Elle consiste à faire
ressortir tout d'abord le caractère imaginaire de
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 4 1
ces créations, à établir en second lieu leur inutilité
comme principe d'explication, attendu que la cau-
salité naturelle est fertile en explications plus
satisfaisantes pour l'esprit, enfin à faire sentir leur
utilité en tant qu'on les considère comme une
invention du monde physique, utilité qui suffit à
expliquer qu'elles aient été imaginées.
C'est parce que cette triple argumentation cons-
titue la démarche même de la pensée de Nietzsche,
que les affirmations de Zarathoustra sont tout
autre chose que des énonciations personnelles, que
leur lyrisme même est plein de significations pro-
fondes et que l'ensemble de l'œuvre exerce sur la
mentalité contemporaine une influence aussi déter-
minante.
Parmi les trois modes dialectiques de la méthode,
il convient d'attirer particulièrement l'attention sur
le dernier qui est de beaucoup le plus important
et qui, avec le développement que l'on a exposé
sur les jugements synthétiques à priori, marque
le point culminant de la conception de Nietzsche.
En montrant, avec ces jugements, la croyance à la
certitude comme une ruse inventée par le monde
physiologique, Nietzsche montre expressément le
vrai domestique de l'utile et introduit dans le mé-
canisme de l'univers la nécessité de la Fiction.
NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
IV
De toutes les idées platoniciennes auxquelles la
conception de vérité confère une valeur métaphysi-
que, celle que Nietzsche a le plus violemment com-
battue est Tidée du Bien en soi, cette idée dont
Kant, après Platon, a fait en quelque sorte sa pro-
priété. C'est aussi Tidée qui intéresse le plus direc-
tement le désir humain. Elle se présente en effet
comme la clef de la morale, et la morale, malgré
son renom austère, passionne l'humanité comme un
roman. L'homme ne sépare pas l'idée de morale de
l'idée de bonheur. La morale lui apparaît comme
un moyen savant d'atteindre la félicité. C'est le plus
intime et le plus égoïste de son être qui est inté-
ressé à la solution du problème moral.
Aussi, avec l'idée d'un Bien en soi, l'esprit méta-
physique, interprète de la passion populaire, a-t-il
fait le plus violent effort pour opposer à la force un
principe qui lui fût supérieur et fournît à la morale
une base immuable. AGn de réaliser une si grave
entreprise, on trouve, en tous les pays du monde,
les philosophies alliées, de la façon la plus étroite,
aux religions locales . Quand plus tard elles s'en
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE l\ 3
séparent, c'est aux époques où l'esprit d'analyse
menaçant de ruiner les arguments de la foi, il
paraît opportun de donner à l'ancienne croyance
des Soutiens nouveaux, mieux adaptés aux formes
de la crédulité contemporaine. Le rationalisme
prend alors la place de la théologie et poursuit,
d'une façon plus directe, la même tâche.
En cette seconde phase, la morale se décore
d'une apparence de certitude beaucoup plus forte
qu'en la précédente : tant, en effet, qu'avec la
religion, elle demeure ethnique ou nationale, cal-
quée sur des attitudes d'utilité propres à des
races ou à des nations distinctes, elle laisse voir,
au regard de l'observateur des différences qui
proviennent de la diversité des intérêts dont elle
est la servante, elle montre ses liens de dépendance,
ses attaches physiologiques, et un esprit tant soit
peu critique a bientôt discerné que le phénomène
nlofal, Variable au gtè de l'utilité humaine, ne
forme point ùti monde distittfct du moiide physique,
ni d'une essence supérieure. Au cdiitraire, après
qu'elle s'est séparée dé la religion, la morale, de-
venue autonome, teftd, interprétée par les mora-
listes, à se dépouiller dès nuances diverses que
chaque religion lui imprimait tour à tour, pour ne
conserver <Jùe ce qui est commun à toutes les reli-
4.
44 NTKTZ&CHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
gions. Elle en est ainsi venue à présenter, de notre
temps, un caractère d'universalité qui donne le
change sur ses véritables origines et subjugue tous
ceux que presse encore, sous le masque de la Rai-
son, le besoin religieux.
Du fait qu'elle se distingue des morales reli-
gieuses * ethniques ou nationales, qui se montrent
des dépendances d'une utilité particulière et plon-
gent leurs racines dans le monde physique, il sem-
ble que la Morale n'accepte point une même ori-
gine et qu'elle relève, par conséquent, d'un prin-
cipe transcendant et métaphysique. Dès lors, le
divin renaît sous les apparences de l'Idée, l'ancien
dualisme est reconstitué, on instaure, de nouveau,
un principe différent des lois de la physique. Le
Bon Droit s'oppose à la force dont l'intervention
justifie seule le triomphe momentané de l'Egoïsme,
de l'Injustice etdu mensonge, ces formes modernes
de Fesprit du mal, dont le Malin tenait l'emploi,
naguère, dans l'affabulation théologique. Le fait
moral conditionné par l'idée du Bien devient donc,
au regard de la croyance contemporaine, quelque
chose d'absolument distinct du fait physique, c'est
un principe d'une autre nature, doué d'une puis-
sance de réalisation, en fin de compte supérieure,
et dont la notion, apparue dans la conscience, dicte
LA. RÉFORME PHILOSOPHIQUE 45
à l'humanité son devoir et fixe à révolution sa vole.
L'idée morale est ainsi, de la façon la plus expresse,
cette forme idéologique de la croyance à laquelle
Nietzsche a opposé le déterminisme de la force et
dont il va montrer qu'elle n'est qu'une expression
hypocrite de la volonté de puissance, du détermi-
nisme de la force.
Cette démonstration, Nietzsche Ta effectuée en
faisant voir que, pour n'être pas, à la façon des
religions anciennes, l'expression d'une utilité ethni-
que ou nationale, la croyance religieuse, qui s'est
formée autour de l'idée du Bien et de ses satellites,
Justice, Droit, Vérité, n'en est pas moins la pétition
d'un intérêt physiologique : intérêt physiologique
commun à une catégorie sociale représentée dans
toutes les races et dans toutes les nations, celle des
faibles et des médiocres, celle du grand nombre,
dans son opposition avec l'élite aristocratique qui,
dans tout le monde antique, fut maîtresse. C'est cet
intérêt physiologique que recouvre et dissimule
dans le monde moderne la vérité chrétienne, sous
ses divers aspects religieux ou laïque. Le triom-
phe actuel de cette tnorale qui se targue d'un carac-
tère d'universalité, c'est donc le triomphe d'un
type physiologique particulier et distinct, que
Nietzsche a ramené d'une façon caractéristique au
r - : >*T*gT ~
46 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
type chrétien. Avec un instinct d'une admirable
puissance de pénétration, il a suivi à travers l'his-
toire la suite des manifestations où cette catégorie
physiologique s'est fait jour sous le masque de l'i-
dée. C'est là un des aperçus les plus passionnants
de son œuvre et on en fera l'exposé en la dernière
partie de cette étude où Ton traitera des manifes-
tations concrètes et historiques de la croyance idéo-
logique.
En cette place, où l'on relève les manifestations
théoriques de cette croyance, il convient plutôt de
signaler le mode d'argumentation que le philosophe
de la Volonté de puissance a fait valoir à son encon-
tre. Or, ce mode, c'est celui de l'analyse psycholo-
gique appliquée aux sentiments moraux. Nietzsche
a considéré tôuï- à tour ces manières d'être caracté-
ristiques que sont le sentiment du mérite et du dé-
mérite, de la faute, du remords, du contentement
intérieur, ces appréciations portées sut les actes,
et qui les distinguent en bons et mauvais, et, au
point de vue métaphysique ou théologique, qui
expliqué ces mariières d'être et ces appréciations,
par leur rapport avec une idée du Bien existait en
soi ou promulguée par la divinité, il a opposé des
explications positives, montrant l'origine des unes
et des autres dans l'intérêt humain.
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 47
Les hommes, dit Nietzsche, se sont inventé et
donné eux-mêmes tout leur bien et tout leur mal ;
ils ne les ont pas découverts dans une catégorie de
la Raison ; ils ne les ont pas reçus comme d'une
voix tombée du ciel. « C'est Phomme qui mit des
valeurs dans les choses, afin de se conserver (i). »
Sous cette formule de Zarathoustra prennent place
les développements et les analyses que Ton ren-
contre plus spécialement dans la Généalogie de la
morale et dans quelques chapitres de Par delà le
bien et le mal, Histoire naturelle de la morale.
Nos vertus. Qu'est-ce qui est noble? De pareils déve-
loppements et de semblables analyses, le lecteur
saura les distinguer dans les aphorismes d'Aurore,
du Gai savoir y de Humain trop humain et de l'œu-
vre entière de Nietzsche, s'il se les représente sous
la forme de ce but précis poursuivi par Fauteur :
montrer que toutes les conceptions morales, celles-
là mêmes qui impliquent les pratiques les plus
cruelles de l'individu à l'égard de lui-même, se pro-
posent de conserver l'individu, de le rendre plus fort
et plus ptiissaiitj qu'elles sont toutes l'expression
d'une couturiie, de manières d'être et d'agir qui
ont procuré soit à un individu, soit à un groupe
(t) Ainsi parlait Zarathoustra. Ed. du Mercure de France, p. 82.
^8 NIBTZSCILE ET LA ftCKOHMË PHILOSOPHIQUE
social, une augmentation de force, ou dont le grou-
pe ou l'individu attendaient ce bénéfice- Par ces
analyses, qui tiennent dans son œuvre une placé
considérable s et qu'il faut savoir embrasser d'un
regard d'ensemble, Nietzsche, renouvelant le point
de vue de La Rochefoucauld, et l'interprétant dans
le sens de sa propre conception, a donné comme
principe d'explication des phénomènes moraux,
le désir, chez l'individu, d'augmenter son pou-
voir j montrant, partout, que les idées mora-
les qui remportent dans l'esprit d'un groupe hu-
main sont celles qui, après l'essai de beaucoup
d'autres, après mainte expérience, après mainte
élimination, se sont avérées les plus propres à pro-
curer 4 ce groupe le plus de force et de puissance.
Il n'est pas possible d'entrer ici dans le détail de
ces analyses; répandues, ainsi qu'on l'a noté, dans
l'ensemble de l'œuvre du philosophe, elles forme-
raient, réunies sous une même rubrique, la ma-
tière de plusieurs volumes. Si elles tirent, du reste,
une grande valeur, de la vigueur exceptionnelle de
la pensée de Nietzsche, si elles ont fait accomplir
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE /»9
un progrès considérable à la science de l'analyse
psychologique, et, si elles ont posé, en maint endroit
où la curiosité ne s'était pas éveillée, des points d'in-
terrogation et des problèmes nouveaux, elles ne
comptent pas pourtant parmi les démarches com-
plètement originales de son génie. Depuis La Ro-
chefoucauld, qui fixa le point central de toute psy-
chologie, cette application de la méthode psycholo-
gique aux sentiments moraux ne fut jamais aban-
donnée en France et l'Allemand Beneke, en com-
posant la Physique des mœurs, manifesta que ce
souci avait aussi sa place en Allemagne. Ce qui
toutefois est original chez Nietzsche, c'est le point
de départ nouveau et si fécond en résultats qu'il a
donné à ces recherches en formulant son critérium
de la valeur, en substituant à la Vérité, ancienne
mesure des choses, et, qui, pour avoir perdu son
autorité dans le domaine moral, n'y avait pas été
pourtant remplacée, son nouveau mode d'évalua-
tion, à savoir, ce qui est utile à la vie, ce qui est
utile à une forme de vie particulière, à la forme
d'existence particulière qui, pour tout observateur,
est l'objet actuel de l'observation. Si l'on ajoute
qu'avec la notion de l'utile Nietzsche désigne ex-
pressément ce qui augmente la force, on concevra
que l'on possède avec cette formule une méthode
50 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
d'examen d'une précision aussi parfaite que le com-
porte une semblable matière.
Fidèle à cette méthode, Nietzsche s'est d'abord
enquis, sous le jour de son nouveau critérium, de
la valeur des valeurs morales elles-mêmes. « Ont'
elles jusqu'àprésent,demande-t-il,enrayéou favorisé
le développement de l'humanité ? Sont-elles un sym-
ptôme de détresse, d'appauvrissement vital, dedégê"-
nérescence? Ou bien trahissent-elles, au contraire,
la plénitude, la force, la volonté de vivre, le courage,
la confiance en l'avenir de la Vie (i)? » Mais à de
telles questions, les réponses sont multiples et di-
verses : car nous sommes ici dans le domaine de la
physiologie, où, à la simplicité de la méthode mé-
taphysique ou religieuse, qui consistait à objectiver,
en vue d'une apologie, et pour lui conférer une
valeur universelle, une conception de l'idée du Bien
propre à une civilisation particulière, s'oppose
l'extrême complexité d'une recherche qui pose, en
termes de physique, un problème jusqu'alors
éludé. Aussi apparaît-il qu'il est indispensable,
pour estimer là valeur des valeurs niorales, d'étu-
dier « les conditions et les milieux qui leur ont
donné naissance, au sein desquels elles se sont dé-
(î) La Généalogie de la Morale. Éd. dû Mercure de France, p.* S.
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 5l
veloppées et déformées (i) ». Alors elles se mani-
festeront selon les époques, les lieux et les circon-
stances, tantôt comme des symptômes de maladie
ou de santé, comme des causes ou des conséquen-
ces, comme des poisons ou des remèdes, et comme
des masque^ aussi parfois, ayant pour but, soit de
dissimuler un processus de désagrégation, soit au
contraire de cacher à tous les yeux les manœuvres
les plus secrètes de la force.
Il arrivera souvent que les mots « bien » et « mal »
auront, sous le jour du nouveau mètre ce qui vaut
pour la vie, un sens absolument contraire à celui
que leur assignait l'ancien mètre idéologique. Il
arrivera le plus souvent encore que le bien de l'un
se montrera le .mal de l'autre. C'est ainsi qu'à la
suite des développements qui terminent cette étude il
apparaîtra que le christianisme comporte cette dou-
ble et contradictoire interprétation, selon qu'on l'ob-
serve dans le milieu des maîtres ou dans celui des
esclaves. Pour les esclaves, il se montrera l'attitude
d'utilité par excellence, étant le moyen de ralliement
qui les assemble et leur donne la force avec la con-
science de leur nombre, les élevant en outre, avec
la fiction de l'âme, au niveau des maîtres. Pour
(i) La Généalogie de la Morale.
52 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
ceux-ci, il se montrera, dès qu'il sera accepté avec
sincérité, le symptôme typique delà dégénérescence,
impliquant l'aveu qu'ils sont, avec ceux du trou-
peau, sur un pied d'égalité, impliquant le mépris
des qualités positives qui les avaient naguère sacrés
des maîtres.
C'est toujours de ce point de vue concret d'une
physiologie donnée que l'on voit Nietzsche évaluer
sur le terrain de la moralité. A ces yeux, les idées
morales ne tirent jamais leur existence que de leur
rapport avec quelque catégorie physiologique indi-
viduelle ou collective, ethnique ousociale. Dans l'in-
dividu, comme dans le groupe humain, elles sont
toujours liées par le rapport le plus étroit avec un
état de santé ou de maladie, de force ou de fai-
blesse, de croissance ou de déclin. Pour l'indi-
vidu comme pour le groupe, il existe un en-
semble d'idées morales qui traduisent son état
le plus florissant et le maximum de force auquel il
peut atteindre, il est un autre ensemble d'idées
morales qui décèlent ou causent un état de ralen-
tissement des fonctions, un état d'anémie, un
amoindrissement. Ainsi aucune idée n'est, en soi,
ni morale ni immorale. Elle est ceci ou cela, selon
qu'en raison de la disposition particulière aux élé-
ments vivants qu'elle rencontre, elle est pour ceux-
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 53
ci une cause d'harmonie et de convergence ou de
désaccord et de dissociation, selon qu'elle aug-
mente ou diminue de ce fait la quantité de force
d'un organisme individuel ou social. Le pouvoir
de produire de la force est donc ici le seul critérium
de la morale. La force est la commune mesure à
laquelle il faut réduire les idées pour les ranger sous
les étiquettes Bien et Mal.
S'agit-il de décider quelles conceptions morales
auront l'expansion la plus grande, parmi celles
qui furent enregistrées dans la physiologie des
divers individus ou des divers groupes, c'est encore
la force qui intervient ici, sous son aspect le plus
positif. En un lieu donné celles-là l'emportent, parmi
les idées morales, qui sont utiles au groupe humain
le plus fort. Ce sont ces idées triomphantes qui se
donnent par la suite pour uniques et se réclament
d'une origine métaphysique.
Partout donc, lutte en vue de dominer, partout
le plus fort l'emportant, et, par sa victoire, imposant
d'une façon universelle,une manière d'être qui sera
dite morale, qui sera le Bien, en sorte que l'idée du
Bien se montre de la façon la plus positive une
émanation et une dépendance de la force. À l'in-
tervention, dans l'ordre moral, d'une entité idéolo-
gique dont l'existence est hypothétique, invérifia-
54 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
bte et inutile, dont le déterminisme ne saurait
être rattaché à aucun anneau de la causalité phy-
sique, voici donc substituée une double série d'ex-
plications d'ordre physique, propres à rendre
compte, de la façon la plus satisfaisante pour l'es-
prit, de la nature du phénomène moral.
Avec sa distinction de la morale des maîtres et
de la morale des esclaves, Nietzsche a composé de
ces points de vue une illustration exemplaire et
schématique qui, présentée ici, sera, en quelque
sorte, une introduction à l'exposé que l'on fera,
par la suite, des manifestations historiques et con-
crètes de l'idéologie, que le philosophe a relevées
et dont il a suivi le progrès avec le judaïsme, le
christianisme et l'idéal égalitaire contemporain.
Avec cette généralisation déjà concrète il a montré
les évaluations propres à deux catégories physio-
logiques différentes occupant tour à tour le rang
suprême dans l'ordre des mœurs et représentant
tour à tour la Morale humaine, selon que la catégo-
rie physiologique sur laquelle chacune d'elles est
née est triomphante ou asservie.
C'est sans déguisement aucun que dans le milieu
LA REFORME PHILOSOPHIQUE 55
d'une race conquérante la conception du Bien se
fonde sur le fait pur et simple de la force. Entre
ce qui est fort et ce qui est bon, il y a dans un tel
milieu une parfaite identité. « Je voudrais que Ton
commençât par s'estimer soi-même, » dit Nietzsche
dans la Volonté de Puissance (i). Ainsi fait expres-
sément l'homme de la race des maîtres. Il estime les
qualités qui l'ont rendu fort et l'ont fait triompher:
l'audace, la bravoure, l'adresse, la perfection des
sens, la sûreté et la promptitude de l'intelligence,
la dureté aussi et juqu'à la cruauté. De même il juge
bon tout ce qui est pour lui plaisir, tout ce qui est
invention de son désir, et, comme la force dont il
dispose fait que ce désir ne rencontre pas d'obs-
tacle, c'est ce désir, selon ses libres formes, selon
sa spontanéité, qui crée la matière première des
mœurs, des bonnes mœurs. Aux termes de l'éva-
luation propre à la morale des maîtres, le bon c'est
donc lefort, le puissant, le noble, expressions alors;
synonymes; le mauvais, c'est, par contraste, le fai-
ble, le débile, le mal venu de corps et d'esprit, le
vaincu. Evaluation strictement physique et qui n'im-
plique rien au delà des termes qu'elle emploie. Néces-
sairement, car d'autres termes n'existent pas encore,
(i) il, p. *46.
56 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
ai une autre signification pour ces termes nouveaux :
la concept ion morale, qui est devenue depuis prépon-
dérante et qui enfantera ces significations nouvelles,
n'est pas encore née. Elle ne peut l'être, car elle
n'est qu'une réplique et va surgir, dans le milieu
des vaincus, sous forme de réaction contre l'éva-
luation des maîtres.
Il faut donc que celle-ci la précède. Dès qu'elle
existe, l'évaluation des esclaves va se former d'a-
près elle, c'est-à-dire en prenant le contre-pied de
toutes ses appréciations, en niant tout ce qu'elle
affirme, en affirmant tout ce qu'elle nie. Le bon
de la morale des maîtres devient le mauvais dans
les évaluations de la morale des esclaves et le mau-
vais de la morale des maîtres devient nécessairement
le bon dans l'évaluation des faibles, puisqu'il est le
type même du faible, du vaincu.
Toutefois f l'écart entre les deux évaluations va
plus loin que cette inversion pure et simple. A
l'égard du bon et du mauvais, le maître et l'esclave
n'éprouvent pas semblable sentiment et les deux
termes n'ont pas, d'une façon absolue, un sens
symétriquementopposé.Pourle maître, le mauvais,
c'est celui dont on n'a rien à craindre, celui qui, en
raison de sa faiblesse, ne dispose d'aucun pouvoir. Il
n'inspire point la haine, mais le mépris ou plutôt il
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE S'J
est celui avec lequel on ne compte pas, celui dont
on peut disposer comme on veut, que l'on n'appré-
ciera qu'en raison du rendement que Ton en peut
tirer. Pour l'esclave, au contraire, lemauvais est celui
dont il a tout à redouter, c'est celui dont tous les
actes à l'égard du faible se manifestent par une
souffrance ou une humiliation ressentie par celui-ci,
c'est proprement le méchant. De même que le bon
est, au regard du maître, celui qui, à l'occasion, peut
être un danger, le bon est au regard du faible celui
dont on n'a rien à redouter et qui n'a pas le pouvoir
de nuire. Et, sur la physiologie du faible, va croître
toute une végétation de sentiments et d'évaluations
déterminés par sa faiblesse et qui transforment en
vertus et en qualités ce qui est tare et défaut au re-
gard de l'appréciation noble, qui, inversement, tour-
nent en vices les qualités et les vertus des maîtres.
C'est sur la physiologie de l'esclave que se déve-
loppe, entre autres , le culte de l'acte désintéressé,
car tout acte intéressé du maître et qui vise un but
se traduit à son égard par une exploitation. C'est
à ses yeux que la pitié, une injure pour ceux de la
caste des maîtres, est devenue la plus précieuse des
vertus. C'est de cette source physiologique enfin
qu'a jailli tout l'ensemble des idées morales qui ont
triomphé avec le christianisme, qui régnent aujour-
58 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
d'hui en Europe et sont devenues la morale au sens
métaphysique du mot.
Il ne s'agit pas ici de discuter et de contester tel
ou tel point des analyses de Nietzsche : l'intérêt
qu'elles présentent est d'un ordre plus général et
ne saurait être amoindri par une rectification de
détail. Cet intérêt, c'est de nous montrer les racines
physiologiques des sentiments moraux: qu'ils pren-
nent naissance dans le milieu des maîtres ou dans
celui des esclaves, il apparaît qu'ils ne sont jamais
autre chose à l'origine que des attitudes propres
à une sensibilité, — attitudes de plaisir, attitudes
actives, spontanées et créatrices dans le premier
milieu où la volonté de puissance servie par la
force, ne se voit pas imposer de limites et se déve-
loppe selon ses modes originaux, — attitudes d'uti-
lité et rie défense, attitudes réactives et provo-
quées dans le second milieu, où le désir de puis-
sance, contraint et entravé, voit tous ses efforts
déterminés par la force qui l'opprime. — Enfin, dans
l'un et l'autre cas, nous voyons les manières d'être
utiles à chacune de ces catégories se manifestant
comme des morales universelles lorsque les phy-
sïologies qui les supportent prévalent sur les autres.
Si la morale des maîtres se montre pourvue dès
l'origine d'un caractère impératif universel, c'est
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 5o,
qu'à l'origine les maîtres sont les maîtres et font
dominer leurs évaluations. Il n'ep est pas de même
de l'autre morale qui demeure longtemps, et tant
que la catégorie des maîtres occupe le pouvoir, un
mode d'évaluation à l'usage de la populace, une
manière basse de penser. C'est seulement avec le
triomphe du christianisme, et lorsque les esclaves
d'antan possèdent la force par le nombre, que cette
évaluation se transfigure, devient la morale, pré-
tend à un empire universel, et, oubliant ses ori-
gines positives, se réclame de l'Idée, de cette idée
du Bien dont c'est Fœuvre de Nietzsche d'avoir
rétabli la généalogie tout humaine.
C'ett dans le domaine de l'idée morale que la
lutte de Nietzsche contre l'idéologie a eu le plus
grand retentissement. On en a indiqué le motif en
signalant que la morale apparaît toujours dans
l'esprit des hommes ainsi qu'une méthode raison-
née en vue d'atteindre le bonheur. Elle est donc la
forme la plus immédiate et la plus commune du
souci humain, et, en un temps démocratique, où l'in-
térêt du grand nombre vient au premier plan, cesouci
5
60 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
atteint sa phase de développement la plus ample.
Le souci esthétique, au contraire, n'intéresse que
l'élite, une humanité déjà assez forte pour pouvoir
se détacher, dans une certaine mesure, des préoc-
cupations vitales les plus urgentes et s'inventer,
au-dessus du besoin, un intérêt nouveau.
Si Nietzsche s'en était tenu à exercer sa dialec-
tique contre l'idée du Beau, il n'aurait donc ému
qu'un petit nombre d'esprits. Pourtant, son atti-
tude à l'égard de la conception esthétique est au
plus haut point révélatrice de la tendance générale
de sa pensée ; elle dénonce sa préoccupation cons-
tante de s'opposer à ce qu'une catégorie de faits
puisse être soustraite, par quelque moyen détourné,
à la sphère où les volontés combattent pour la puis-
sance. Cette attitude à l'égard du sentiment esthé-
tique est d'autant plus typique qu'elle dépasse,
semble-t-il, son but, qu'elle se présente avec le relief
d'une exagération et montre, poussée jusqu'à l'ob-
session, la prévention de Nietzsche contre la
croyance idéologique.
Avec l'idée du Beau, Nietzsche ne rencontrait
pas en «ffet, comme avec l'idée morale, un fantôme
tyrannique régnant despotiquement sur les imagi-
nations. La conception du beau platonicien, d'une
entité idéologique objective, ayant son en-soi
LA REFORME PHILOSOPHIQUE
comme l'idée du Bien, n'a pas eu la même fortune
que cette idée même. L'esprit théologique a pris
ombrage d'une idée qui, dans ses manifestations
artistiques, lui parut intéresser trop directement
les sens et voisiner trop souvent avec la volupté.
Condamnée dans cette sphère des productions d'art
où elle montre le mieux sa vitalité, l'idée du Beau
a été réduite parles théologiens et les philosophes,
demeurés disciples de Platon, à n'être qu'un apa-
nage et un attribut des autres types idéologiques,
à se confondre avec l'idée du Bien ou l'idée du Vrai.
Le Beau fut la splendeur du Vrai, et cette définition
qui n'implique, en la chose définie, aucune réalité dis-
tincte n'est qu'une fleur de rhétorique, — une fleur
funéraire. Toute théorie d'un beau objectif fut,
par la suite, œuvre de pédagogues et a trouvé la
place qui lui convient dans les dialogues de Bou-
vard et Pécuchet. Il n'est pas au contraire de phi-
losophe ou desavant qui compte, dont les inductions
et les analyses n'aient ramené aux termes de la
psychologie les questions esthétiques et n'aient fait,
de l'idée du Beau, une conception subjective, une
dépendance et une catégorie déterminée de l'acti-
vité. Tel fut le point de vue de M. Ribot, tel est
aussi celui qui, sous des perspectives diverses, diri-
gea les travaux de MM. Souriau, Ch. Féré et Létour-
02 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
neau, ceux de Groos, de Hugo Magnus ou de
Helmholtz.
Nietzsche ne pouvait donc s'attarder à combattre,
la conception du Beau sur le terrain de l'objec-
tivité de ridée. Il n'eût rencohtré là que des adver-
saires indignes. Pour en rencontrer de meilleurs,
il a tourné ses coups contre la conception de
Schopenhauer, fet son attitude est ici d'autant plus
significative, que nul, mieux que lui, n'avait pénétré
le sens et la portée de ce point de vue vraiment
original, n'en avait fait un usage plus approprié;
ne l'avait adopté tout d'abord avec une plus entière
intelligence.
Selon Schopenhauer, l'attitude esthétique accom-
pagne cette phase de l'existence, au cours de laquelle
l'individu voit tomber le voile de Maïa, qui enfan-
tait devant ses yeux le mirage de l'univers, et se
dissiper l'illusion qui le faisait croire à la réalité
des phénomènes. En même temps que s'évanouis-
sent cette illusion et cette croyance, s'évanouissent
aussi le désir et la crainte qu'il ressentait à l'occa-
sion des phénomènes, et ceux-ci, dépouillés de leur
réalité, lui apparaissant à l'état de mirages et de
purs spectacles, déterminent cet état contemplatif
qui est le sentiment esthétique.
C'est selon Cette conception que Nietzsche, dans
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 63
r Origine de la Tragédie, son premier ouvrage, expli-
quait la naissance de la tragédie hellénique. Elle
lui apparaissait ainsi que l'artifice inventé par l'âme
grecque pour triompher du pessimisme. Avec le spec-
tacle tragique, le Grec, estimait-il, se compensait
la douleur de vivre par la joie esthétique que lui
donnait en échange la représentation théâtrale de
cette douleur même. « C'est seulement, disait-il à
cette époque, comme phénomène esthétique que
peuvent se justifier éternellement l'existence et
le monde (i). » Certes, Nietzsche employait déjà à
une fin opposée à celle que poursuivait Schopen-
hauer la conception de celui-ci ; si la vie est alors
à ses yeux, comme aux yeux de Schopenhauer lui-
même, injustifiable par l'éthique, si elle lui appa-
raît dépourvue de signification et de finalité, il lui
semble cependant qu'elle trouve sa raison d'être et
sa justification dans le sentiment esthétique sur-
gissant dans l'esprithumain comme une ultime florai-
son et opposant au poids delà douleur le poids plus
lourd de la beauté.
Cette conception du sentiment esthétique, si
Nietzsche en eût fait l'entière application qu'elle
comportait, pouvait être le grand ressort de son
(i) L'Origine de la Tragédie* Ed. du Mercure de France, p. 59.
5»
f>4 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
système du Retour éternel. L'ivresse de Zara-
thoustra à l'heure du grand midi, l'ardeur de ses
hymnes à la vie dans les deux chants de la Danse,
la scène passionnée qui termine le second chant
(« Mais alors la vie m'était plus chère que ne m'a
jamais été ma sagesse »), enfin cette couronne du
rire que Zarathoustra jette à ses disciples comme
un symbole, prennent une claire signification si
Ton fait intervenir pour les justifier la joie esthéti-
que. Et de même, si l'on reconnaît la joie esthétique
en cette joie « plus profonde que la peine » qui,dans
le chant des heures, « veut la profonde éternité ».
On conçoit alors, et comme une conséquence
nécessaire du déterminisme des motifs, que l'appa-
rition d'un nouvel instinct, fait pour sentir la
beauté et pour en jouir, transfigurant le monde au
regard des hommes supérieurs recueillis par Zara-
thoustra dans sa caverne, les détermine à prêter
le serment de fidélité à la vie, à vouloir le retour
éternel de toutes les choses, en bien et en mal.
« Mes amis, que vous en semble? Ne voulez-vous
pas comme moi dire à la mort : « Est-ce là la vie,
eh bien, pour l'amour de Zarathoustra, encore une
fois (i)! » La volonté du retour se voit nécessitée
du fait de la joie du spectateur, plus profonde
(i) Ainsi parlait Zarathoustra, p. 461.
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 65
que la souffrance de Facteur: sous de telles con-
ditions, et par le jeu naturel de la motivation,
l'homme, acteur et spectateur, est soumis à la
nécessité d'affirmer la vie, d'applaudir la repré-
sentation de -la comédie et du drame humains et à
réclamer que le spectacle recommence : « Eh bien,
encore une fois ! » Ainsi la vie, à cause du sens de
la beauté, qu'elle engendre au cours de sa propre
évolution, triomphe de ce penchant à la négation
et au suicide que Schopenhauer avait diagnostiqué,
à cause de la douleur, et se jure la fidélité de l'an-
neau.
Toutefois, il ne faut pas trahir la pensée de
Nietzsche : cette intervention du sens esthétique
justifiant, sur le plan de la motivation, la théorie
du Retour, Nietzsche ne l'a pas introduite dans
son système. Il n'a pas voulu dépasser ce simple
constat, établi, à ses yeux, par le fait même de
l'existence : la joie plus profonde que la peine.
Cette joie, si intense, qu'elle détermine l'homme,
pour la posséder de nouveau, à faire encore une
fois tourner -la roue de l'existence, à affronter
toute la série des instants dont la succession est
nécessaire pour ramener l'instant auquel elle est
liée, Nietzsche n'en a pas précisé la nature, il n'en
a pas dévoilé le mystère. Il y a là de sa part un
r« J .-'^i^pe»y>
66 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
parti pris qui, à l'analyse, se révèle comme une
répugnance à donner une construction entièrement
logique de la vie, à montrer la vie, étroitement dé-
terminée par le jeu d'un mécanisme précis et stric-
tement définie par les termes d'une conception sys-
tématique. Son instinct le plus intellectuel l'avertit
des limites du pouvoir de l'intellect et le dissuade
deressembler au professeur allemand qui, selon la
satire de Henri Heine, sait harmoniser l'univers
et en faire un système intelligible qui ce avec ses
bonnets de nuit et les pans de sa robe de chambre
bouche les trous de l'édifice du monde ». Il faut
faire place aussi dans ce parti-pris à cet instinct de
grandeur et d'ascétisme qui l'éloigné des dénoue-
ments où tout s'arrange au mieux du bonheur,
qui lui fait mesurer, dans la Volonté de puissance,
la valeur d'un homme à son pouvoir de supporter
l'incertitude et de l'aimer, le détourne en consé-
quence de faire entrer dans sa doctrine les élé-
ments d'une certitude.
Il est intéressant de noter que ni Schopenhauer
ni Nietzsche n'ont fait de cette notion du sentiment
esthétique j telle cjue Schopenhauer la conçut, l'usage
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 67
intégral que son développement logique autorisait.
La passion maîtresse, supérieure à tout instinct
logique, et qui incitait l'un à nier la vie et l'autre
à l'affirmer, les a poussés l'un et l'autre à mécon-
naître la valeur explicative de cette notion : il a
fallu qu'ils en vinssent à la déprécier, du point de
vue de leur parti pris le plus intransigeant. L'un et
l'autre, pourtant, se sont arrêtés à ce point vue,
mais au lieu de le tenir pour un centre, d'où la vue
intellectuelle pouvait embrasser un horizon parfait,
ils l'ont aussitôt dépassé. Ayant une fois pour tou-
tes conçu la vie comme une douleur, en tant que
l'homme y est assujetti àf la tyrannie de la volonté
et qu'il y est circonvenu par la duperie du désir,
Schopenhauer avait trouvé un remède à la douleur
de vivre, lorsqu'il avait saisi la possibilité pour l'in-
telligence de se délivrer de sa chaîne et de recon-
naître dans la vie douloureuse un pur fantôme, une
vaine hallucination du désir. Il avait été jusqu'à
concevoir la nature de la joie esthétique s'exprimant
dans le fait de l'intelligence maîtresse de l'illusion
et jouissant, comme d'un spectacle dont elle sait l'ar-
tifice, du drame phénoménal. Or cette substitution
du sentiment esthétique à l'attitude où la volonté
S'affirme dans le désir, formait, ainsi qu'on vient
de l'exposer, un dénouement auquel il eût paru
*u~
6S NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
logique de se tenir ; car, si le propre du sentiment
esthétique est de convertir en joie les douleurs
de la volonté, il n'est plus question de chercher
un remède à la douleur abolie. La logique com-
mande d'expliquer la vie, phénomène donné et
objet du problème, par cette invention du sen-
timent esthétique qui, mêlé à tous ses processus,
y apporte cet élément de joie par lequel les puis-
sances d'affirmation l'emportent en fin de compte
sur les autres. Mais, dominé par l'inclination qui
le contraignait à haïr et condamner la vie, Scho-
penhauer, au lieu de construire sa philosophie sur
ces déductions plausibles* a pris un autre biais. Il
n'a voulu voir en l'attitude esthétique qu'un geste
préparatoire à celui d'un renoncement essentiel et
qui s'exprime, en l'état de sainteté, par ce renonce-
ment définitif de la volonté se refusant à transmuer
en joie la substance de sa douleur et se reniant
dans l'attitude de réprobation que consacre le nir-
vana*
Le cas de Nietzsche blesse encore plus directe-
ment la logique. En donnant, dans VOrigine de la
Tragédie, le phénomène esthétique comme la seule
justification possible de l'existence et du monde,
Nietzsche a témoigné, ainsi qu'on l'a noté, qu'il
avait saisi toute l'importance de la conception de
LA RÉFOHME PHILOSOPHIQUE 69
Schopenhauer et le parti qu'en pouvait tirer une
philosophie résolue à affirmer la vie. Or, quand dix
ans plus tard il compose son Zarathoustra, il traite
la conception esthétique de Schopenhauer avec la
même hostilité qu'il manifeste à l'égard de toutes
les autres parties de la doctrine. Le chant qui a
pour titre l'Immaculée connaissance est une des-
cription de l'état esthétique tel que le concevait
Schopenhauer; c'en est aussi une critique violente
et dédaigneuse. Mettant en scène l'un des protago-
nistes de ce point de vue, il lui fait prononcer ces
paroles que commentent, en aparté, les sarcasmes
de Zarathoustra : « Ce serait pour moi la chose la
plus haute (ainsi se parle à lui-même votre esprit
mensonger), de regarder la vie sans convoitise, et
non comme les chiens avec la langue pendante.
Être heureux dans la contemplation avec la volonté
morte, sans rapacité et sans envie égoïste, — froid
et gris sur tout le corps, mais avec des yeux eni-
vrés de lune. Ce . serait pour moi la bonne part
(ainsi s'éconduit lui-même celui qui a été éconduit),
d'aimer la terre comme l'aime la lune et de ne tou-
cher sa beauté que des yeux. Et c'est ce que j'ap-
pelle l'immaculée connaissance de toutes choses,
ne rien vouloir des choses que de pouvoir me
coucher devant elles ainsi qu'un miroir aux cent
70 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
regards. — hypocrites sensibles et lascifs, conclut
Zarathoustra ! Il vous manque l'innocence dans le
désire et c'est pourquoi vous calomniez le désir ( i ) ! »
Il y a loin de ce ton de Nietzsche à celui qui
dominait dans FOrigine de la Tragédie^ alors
qu'il formulait : « La Volonté c'est l'inesthé-
tique en soi (2). » Ce que condamne à présent
Nietzsche, dans la conception du sentiment esthé-
tique présentée par Schopenhauer, c'est cette atti-
tude où il voit, selon l'interprétation même de ce
philosophe, un détour par lequel les activités se
dérobent à la lutte en vue de dominer, se sous-
traient à ce certameu qui, mettant aux prises toutes
les choses entre elles, leur assigne un rang et
assure le règne du meilleur.
Nietzsche, à la suite de l'évolution qui s'était
produite dans sa pensée, eût pu condamner toute
attitude esthétique comme une expression de dégé-
nérescence, et ceci encore eût été logique, mais,
le grand artiste qu'il était savait trop le prix de la
beauté pour priver de son rayonnement sa coneep*
tion de la vie. Aussi n'a-t-il pas hésité à substi-
tuer à sa première définition du beau une définition
exactement opposée. Loin que la volonté soit Fines*
(1) Ainsi parlait Zarathoustra, p. 174*
(a) p. 68.
ï
LA REFORME PHILOSOPHIQUE 71
thétique en soi, c'est maintenant au contraire une
exaltation de la volonté portée à sa plus haute in-
tensité qui va donner naissance au sentiment esthé-
tique : « Où y a-t-ilde la beauté ? demande-t-il. Là
où il faut que je veuille de toute ma volonté, où
je veux aimer et disparaître afin qu'une image ne
reste pas image seulement (i). » Et dans la Généa-
logie de la morale il évoque une phrase, où Sten-
dhal définit la beauté une promesse de bonheur, pour
l'opposer à la définition de Kant : « Le beau, c'est
ce qui plaît sans que l'intérêt s'en mêle. » Partout
où Schopenhauer a éteint le désir, Nietzsche s'em-
presse de l'allumer de nouveau. Partout où il re-
connaît l'idée de désintéressement,il relève un sym-
ptôme de décadence. Or il ne souffre pas que l'on
décore de grands noms ces phénomènes de décom-
position. C'est ainsi qu'après avoir rapporté la dé-
finition de Stendhal, il commente : « Nous trouvons
récusé ici et éliminé ce que Kapt fait ressortir par-
ticulièrement dans l'état esthétique : le désintéres-
sement. »
Le désintéressement, voici le mot, voici l'idée
qui blesse Nietzsche, dans la conception de
Schopenhauer comme dans la définition de Kant.
(1) Ainsi parlait Zarathoustra, p. 175.
NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
C'est un terme, en effet, qui ^ne comporte aucune
signification du point de vue de sa conception de
la Volonté de puissance et qu'il a vu naître sur le
terrain des évaluations contraires, des évaluations
idéologiques. Sur la voie du désintéressement, on
s'écarte de Parène où toutes les activités luttent
entre elles pour la puissance, on s'aventure vers
une région où le mètre de la force cesserait d'être
applicable, où un autre mètre auraitcours. Et voici
par uù la réfutation de Schopenhauer par Nietzsche,
dans Tordre des questions esthétiques, se rattache
à la préoccupation maîtresse du philosophe qui
est expressément celle-ci : s'opposer à ce qu'une
valeur soit placée, dans l'esprit des hommes, au-
dessus de la force.
Nietzsche n'avait pas tort de récuser comme
impossible la conception d'un acte exempt d'égoïs-
nie. Autant imaginer un levier soulevant un far-
deau et dont le point d'appui ne serait nulle part.
Mais la conception esthétique de Schopenhauer,
pour avoir été considérée par son auteur comme
une introduction à une attitude de renoncement
absolu qui réaliserait avec la suppression du
■■fil ■T*—
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE *]$
monde, la suppression de Vego, cette conception
n'en renferme pas moins un élément qui permet
seul de distinguer l'acte esthétique de tous les
autres, et, particulièrement, des actes moraux aussi
bien que des actes logiques. La fausse interprétation
pratiquée par Schopenhauer peut expliquer, par un
parti pris d'antagonisme, la fausse interprétation
de Nietzsche ; elle ne la justifie pas : avec l'une et
l'autre, l'acte esthétique s'évanouit et perd sa per-
sonnalité. Une analyse des divers modes de l'acti-
vité humaine sera de nature à lui restituer son
caractère distinctif, ainsi qu'à préciser la nature, la
signification et les limites de ce renoncement qui
préside à la transformation où il prend naissance,
que Schopenhauer a poussé à l'absolu et dont
Nietzsche s'est efforcé d'exclure l'intervention.
On peut distinguer une première phase de l'ac-
tivité au cours de laquelle, suscitée par le désir,
celle-ci s'invente des buts, qui lui deviennent des
besoins. Elle jouit de les atteindre et souffre de
s'en voir écartée : ce premier état de l'activité
intéressée pose le monde et fournit la substance de
l'aventure psychologique ; Avec lui sont institués
Ce concours et cette lutte, où chaque activité s'ef-
force à la fois de donner du prix aux objets du
désir et de s'en emparer. C'est le domaine des
^4 NIETZSCHE Et LÀ REFORME PHILOSOPHIQUE
besoins et des passions : qu'il s'agisse de la faim
ou de l'amour, ou des instincts secondaires de pro-
priété, de domination et d'exploitation, c'est uni
domaine où l'activité se voit strictement enfermée
dans les limites du but que le désir assigne. Mais
le but atteint, et, si l'énergie de l'acte n'a pas été
entièrement épuisée par l'effort en vue d'obtenir le
but, si une part* en demeure inemployée, s'il en
reste un excédent, il va arriver, ou que cette acti-
vité de surcroît va se mettre de nouveau à la pour-
suite d'un but identique à celui déjà atteint, ou
qu'elle va s'inventer, avec quelque désir génial, un
nouveau but (et dans ces deux cas c'est toujours
sur le même plan qu'elle continuera de s'exercer),
ou bien f[uc, renonçant à la poursuite d'un but, elle
va se dépenser en la contemplation pure et sim-
ple de son propre déploiement. C'est ce dernier
avatar qui marque la naissance de l'activité et du
plaisir esthétique. Cette activité diffère d'une façon
essentielle de la précédente : elle est de nature
secondaire et exige expressément, pour se pro-
duire, que la première se soit exercée préalable-
ment. À l'analyse, et considérée isolément, elle
témoigne d'un fait de puissance, puisqu'elle a pour
condition un excédent de force ; en même temps,
elle H mi te , de la façon la plus expresse, l'extension
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE fi
de la puissance, excluant toute application de l'ac-
tivité à un but, tout empiétement sur l'extérieur.
L'activité esthétique débute avec le fait de cons-
cience pur et simple, elle accompagne chez l'homme
et, sous cette forme élémentaire, presque tous les
actes qu'il accomplit. Mais nous ne la distin-
guons expressément que lorsqu'elle commence à
se développer au détriment de l'acte utilitaire qui
la supporte, que lorsqu'elle s'en détache et con-
quiert son entière indépendance. S'étant formée,
dans l'individu, d'une dissociation des éléments
de l'activité individuelle, le sens esthétique s'élar-
git à la contemplation de toute action exprimée
dans l'univers. Parvenu à sa parfaite autonomie,
il devient indifférent au succès ou à l'insuccès
des processus utilitaires qui lui sont un specta-
cle. Il semble donc qu'il implique, ainsi que le
veut Schopenhauer, un état de désintéressement,
un renoncement de la volonté aux fins qu'elle
s'était proposées. C'est ce qu'il faut accorder,
mais il faut constater aussitôt que, si la volonté
renonce aux premières formes de son désir, c'est
parce qu'elle a greffé sur celles-ci des formes plus
raffinées. Le renoncement a donc ici une contre-
partie ; il n'est qu'apparent et marque une simple
transposition du désir. Si la volonté se supprime
76 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
sous un premier aspect, c'est pour ressusciter sous
un aspect rénové aussi ardente que jadis, aussi
fidèle à elle-même.
Cette genèse du sens esthétique ne semble en
désaccord avec aucune des thèses essentielles de
la Volonté de puissance. Le sens esthétique s'y mon-
tre conditionné par l'existence antécédente d'un
surcroît de force : il fleurit sur la force et apparaît
ainsi qu'une attitude luxueuse de l'activité. Mais
constater qu'il dérive de la force, ceci n'est point
le différencier des autres catégories d'actes qui tou-
tes reconnaissent la même origine. Aussi, tant que
l'on n'a pas noté cette déviation de la volonté,
transformant un but en spectacle, on n'atteint pas
le sentiment esthétique, et l'énergie, si frénétique,
si intense, si héroïque qu'on la suppose, ne se tra-
duira jamais qu'en actes exécutés avec plus d'am-
pleur ou répétés avec plus de fréquence. Nietzsche,
dans ses derniers ouvrages,a volontairement négligé
cette péripétie essentielle où l'activité se transmue.
C'est ain^i que dans le Crépuscule des Idoles il a
rattaché les concepts beau et laid à l'idée de ce qui
exalte ou affaiblit l'homme physiologiquement. Or,
réduite à cette définition, la catégorie des actes esthé-
tiques se confond, sans distinction possible, avec
celle des actes éthiques : l'esthétique est niée.
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 77
Nietzsche, on le répète, a été induit à ces con-
clusions par sa lutte contre toutes les formes de
l'idéologie, et c'est en quoi son point de vue vou-?
lait être exposé; mais il a été entraîné sur cette
pente à dépasser de beaucoup le but qu'il s'était
fixé . Il suffisait, en effet, pour ruiner toute préten-
tion idéologique, d'établir qu'au-dessus de la force
aucun principe ne régnait et que l'idée du Beau,
comme l'idée du Bien, s'entait sur l'arbre gé-
néalogique de la force. Il était superflu d'exiger
que le sentiment esthétique et les productions
d'art fussent encore des moyens de stimuler et
d'exalter les forces que la lutte pour la puissance
met aux prises. En fait, il n'en est pas ainsi, et,
si un tel résultat peut être atteint en certains cas,
par déviation, par voie de conséquence indirecte
et par l'intervention de circonstances nouvelles
en des milieux changés, le sentiment esthétique,
en son essence différenciée et dans le moment
où il se formule, semblable à l'état de conscience
dont il est l'amplification, n'ajoute rien à l'éner-
gie qui s'emploie à l'accomplissement d'une tâche
déterminée ; bien au contraire, il est pris sur elle
et si celle-ci n'est point supérieure à sa tâche, si
elle lui est tout juste égale, l'intervention du sen-
timent esthétique va la mettre en péril et la faire
NTRTZSCBE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
échouer. Ainsi le sentiment esthétique, lorsqu'il
accompagne l'exécution d'un acte, n'est point un
adjuvant. Il est tout le contraire : il est un poids
sur Tacte- Mais par là il entre en ligne décompte
dans une évaluation faite avec le mètre de la force
et du point de vue de la lutte pour la puissance,
rinieiisil é d'une énergie pouvant se mesurer â l'élé-
vation du poids esthétique qu'elle peut supporter
sans succomber à sa tâche.
Que le sentiment esthétique ait pu surgir dans le
milieu humain, cela signifie qu'il s'est rencontré
dans l'homme une somme d'énergie supérieure à
l'effort qu'exigeaient sa conservation et sa crois-
sance. C_7 il tel constat est de nature à fixer la place
de l'activité esthétique dans le plan d'une philo-
sophie de (a Volonté de puissance, tout en lui con-
servant ses caractères différenciés. A appliquer les
images créées par Nietzsche à cette conception qui,
semble- t-il, eût pu être la sienne, à considérer les
idées joîr et peine sous le jour de leur rapport
avec le sentiment de puissance, on pourrait voir, en
cet excédent de force par lequel la volonté l'em-
porte sur les fatalités qui la pressent, et sourit au-
dessus tï$ sa tâche, en ce sens contemplatif, où
ce surcroît de puissance éclate, cette joie plus
profonde que la peine, qui, aux douze coups de
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 79
l'heure, détermine le oui nuptial par lequel la Vie
se jure à elle-même la fidélité de l'anneau.
VI
On a constaté que dans le domaine esthétique
les tentatives de l'idéologie avaient eu peu de suc-
cès, qu'elles n'avaient pas réussi, et ne s'étaient
pas appliquées peut-être, à édifier ces citadelles qui
projettent encore sur le territoire de la morale des
ombres redoutables. C'est faute sans doute d'avoir
rencontré une résistance suffisante que l'effort de
Nietzsche semble avoir ici dépassé son but.
Il en est tout autrement dans le domaine logi-
que, où bien plus fortement encore que dans le
domaine moral, depuis un temps beaucoup plus
long et au-dessus de toute discussion, la croyance
à un en-soi idéologique est enracinée dans l'esprit
humain. C'est dans ce domaine aussi que les ana-
lyses de Nietzsche se sont excercées avec le plus de
force, d'originalité et de profondeur. Avec la néga-
tion de la vérité logique, la réforme philosophique
atteint son point extrême et prend le caractère
d'une révolution. Il s'agit en effet ici de mettre en
doute les conclusions de l'Esthétique transcendan-
6.
So NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
taie de Kant,de contester Va priori des notions de
temps, d'espace et de cause dont la Critique de la
Raison pure avait fait l'atmosphère indispensable
de toute pensée, dont le mécanisme donnait nais-
sance à ce déterminisme inflexible qui condamnait
par avance la tentative de Kant en vue de fonder,
sur un plan différent et selon d'autres perspecti-
ves, l'impératif de la morale.
Certes, les analyses de Nietzsche n'ont plus en
cette matière le caractère agressif qu'on leur voit,
lorsqu'il s'agit d'anéantir la croyance métaphysi-
que dans le domaine moral; il ne lui semble pas que
l'intérêt de la vie soit ici directement en jeu, il ne
lui semble pas qu'il soit ici compromis par la
croyance à un en-soi idéologique, car il sait que
sur la hase des vérités logiques, qu'elles soient
objectives ou conventionnelles, repose tout l'édifice
de la censée humaine. Mais son entreprise n'en
présente au point de vue purement philosophi-
que qu'un intérêt plus grand. Elle offre ce carac-
tère rare, paradoxal au gré de Nietzsche, d'un
effort vers la connaissance pure qu'aucun intérêt
biologique ne suscite : il semble que l'instinct de
connaissance spécule en cette occasion pour son
propre compte et qu'il ne soit l'intermédiaire 'd'au-*
cun autre instinct. Il ne s'agit pas en effet de dé-
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 8l
truire les notions de temps, d'espace et de cause,
ni les catégories qui en dérivent, pour les rem-
placer par autre chose : elles se montrent trop bons
instruments de connaissance pour qu'on songe
à les récuser; mais il s'agit de savoir, et de savoir
seulement pourle savoir, si, en dehors de leur uti-
lité qui exige qu'on les conserve, elles ont un titre
tre différent àrexistence; il s'agit de savoir si, avec
ces idées, on atteint un ordre de faits qui existent
de toute éternité, qui ne peuvent être autres qu'ils
ne sont, qui, par leur nature, diffèrent des autres faits
du monde physique, soumis ceux-ci aux conditions
d'une lutte perpétuelle et quine persistent que dans
la mesure où ils résistent aux empiétements des
forces extérieures . Il s'agit de savoir si les princi-
pes qui gouvernent lapenséesont supérieurs àl'ac-
tivitéqui, par leur moyen, s'exprime dans la pen-
sée, si la vie est ou n'est point créatrice des lois où
elle se manifeste comme connaissance d'elle-même,
si elle est, ou si elle n'est pas, contrainte et détermi-
née avec les lois logiques par quelque chose d'ex-
térieur et de supérieur à elle-même, lui imposant
une forme unique en dehors de laquelle elle ne
pourrait s'exprimer. En posant ces interrogations,
en instituant cette recherche, Nietzsche met en
question tout un ordre d'idées où la croyance meta-
82 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
physique exerçait un empire à peu près universel
cL semblait, à vrai dire, se confondre avec le sens
commun. « Toutes les choses qui vivent longtemps,
a-t-il remarqué dans Aurore, sont peu à peu telle-
ment imbibées de raison que l'origine qu'elles ti-
rent de la déraison devient invraisemblable (i). »
Cette remarque s'applique, avec beaucoup de force,
aux vérités logiques.
Or 5 Nietzsche a montré que, pour être si ancienne
qu'on ne songe pas le plus souvent à lui demander
des titres, la croyance à un en-soi logique n'en est
pas moins purement gratuite et que les lois menta-
les et les formes de la connaissance supportent,
quant à leur genèse, un ordre d'explications qui
les placent sous la dépendance de cette volonté de
puissance où il voit la seule réalité que nous attei-
gnions.
Dans ht Fiction universelle, au cours d'une étude
sur ht Na fure des Vérités à propos de la Culture
cfes litrrs de M. Remy de Gourmont, on mon-
trait daïis l'utilité humaine l'unique causede toute
activité, et on distinguait, d'une utilité vitale qui
donne naissance au monde moral, une utilité de
connaissance qui donne naissance au monde logi-
(tj P. IÊ.
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 83
que. C'est sous cette seconde division, dont ils
remplissent le cadre, que se peuvent classer tous
les aperçus développés par Nietzsche au troisième
livre de son grand ouvrage posthume. Il y traite de
la Volonté de puissance en tant que connaissance :
ce Ici, dit-il comme pour l'idée de bien, de beau, la
conception doit être prise sévèrement et étroitement
au point de vue anthropocentrique et biologique.
Pour qu'une espèce déterminée puisse se conserver
et croître dans sa puissance, il faut que sa con-
ception de la réalité embrasse assez de choses cal-
culables et constantes, pour qu'elle soit à même
d'édifier sur cette conception un schéma de sa con-
duite. \J utilité de la conservation — et non point
un besoin quelconque abstrait et théorique de ne
pas être trompé, se place comme motif derrière
l'évolution des moyens de la connaissance (i). » Et
encore « Il n'y a ni « esprit», ni raison, ni pensée,
ni conscience, ni âme, ni volonté, ni vérité : ce ne
sont là que des fictions inutilisables. Il ne s'agit
pas de sujet et d'objet, mais d'une certaine espèce
animale qui ne prospère que sous l'empire d'une
justesse relative de ses perceptions et avant tout
avec la régularité de celles-ci, en sorte qu'elle
( i ) La Volonté de Puissance, II, p. 20.
©4 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
est à même de capitaliserdes expériences (i). »
Par cette considération, rinstinctde connaissance
se voit rattaché de la façon la plus étroite à la Vo-
lonté de puissance : il n'en est qu'un moyen. Voici
dans toute la force du terme l'intelligence assu-
jettie au service de la Volonté. L'utilité de con-
naissance n'est qu'une catégorie et une dépendance
de l'utilité vitale. La connaissance est un cas de la
biologie. Or, que la connaissance soit utile pour la
vie, ceci explique l'invention de tout l'appareil logi-
que et tout d'abord du concept de vérité, nécessaire
pour fixer les choses et permettre de les saisir. Mais
ainsi que Nietzsche s'empresse de le faire remarquer:
« la confiance en la raison et ses catégories, en la
dialectique, donc l'évaluation de la logique, dé-
montre seulement l'utilité de celle-ci pour la vie,
utilité déjà démontrée par l'expérience et non point
sa vérité... Qu'il faut qu'une quantité de croyance
existe; qu'il faut que l'on puissejuger, que le doute
à l'égard des valeurs essentielles fasse défaut : ce
sont les conditions premières de tout ce qui est
vivant et de la vie de tout ce qui est vivant. Donc,
il est nécessaire que quelque chose soit tenu pour
vrai, — mais il n'est nullement nécessaire que cela
(1) JLa Volonté de Puissance, II, p. 19.
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 85
soit vrai (i). » Et une nécessité de cette nature, de
celte nature seulement, s'applique à tous les pro-
cédés de connaissance inventés par l'activité pen-
sante. Il est nécessaire pour construire le monde et
avoir prise sur lui d'accorder créance aux idées de
temps, d'espace, de cause, de matière, aux catégories
du nombre et de l'unité, aux distinctions du moi du
non moi, du sujet et de l'objet, mais il n'est pas
nécessaire qu'une réalité corresponde à ces concep-
tions. « Les catégories ne sont des vérités qu'en ce
sens qu'elles sont pour nous des conditions d'exis-
tence : de même que l'espace d'Euclide est pour
nous une pareille vérité conditionnée (2). » Il ne
s'agit pas de connaître, mais, « d'imposer au
chaos assez de régularité et de formes pour satis-
faire notre besoin pratique » (3) et, pour expliquer
pourquoi, en dehors de l'idée d'une vérité objec-
tive, tel procédé intellectuel a été employé plutôt
que tout autre, Nietzsche introduit de nouveau son
idée maîtresse de laluttepour la puissance : « la mé-
thode de pensée la plus facile est victorieuse, dit-il,
de la plus difficile (4). » lien serait donc descatégo-
(1) La Volonté de Puissance, II, p. 18.
(a) La Volonté de Puissance, p. 24 .
(3) La Volonté de Puissance, p. a3.
(4) La Volonté de Puissance, II, p. a5.
86 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
ries de la raison dontnous faisons usage, commedes
conceptions morales auxquelles nous sommes atta-
chés, et leur utilité aurait seule fait prévaloir les unes
elles autres. Après beaucoup d'essais et de tâtonne-
mentales moyens de connaissance, qui sont deve-
nus les nôtres, se seraient révélés les plus propres
à nous procurer l'utilité que nous en attendions :
les concepts de temps, d'espace, de cause ne seraient
donc plus les seuls moyens de connaissance pos-
sibles, mais à l'époque des premières tentatives de
ce qui est vivant pour connaître, ils se seraient
trouvas être les meilleurs à la suite d'une rencontre
avec beaucoup d'autres. Ces conceptions ne tire-
raient donc, comme tout le reste, leur réalité que du
fait de suprématie qui les aurait instaurées, elles
recon naîtraient à leur origine, comme tout le reste,
ce ct'rtamen qui fixe à toute réalité son rang. Jus-
que dans ce domaine du logique, il faudrait que
l'idée s'inclinât devant la force, qu'elle reçût, pour
avoir droit à l'existence, son investiture, qu'elle
n'en fût qu'une émanation.
De tous les moyens de la pensée logique, celui
que Nietzsche a analysé avec le plus d'insistance
LA REFORME PHILOSOPHIQUE 87
est l'idée de cause. Sitôt d'ailleurs que Ton a dé-
pouillé la foi en Va priori des formes de la pensée,
on s'aperçoit que l'idée de cause se traduit de la
façon la plus claire par l'idée d'un rapport de puis-
sance à puissance. Notre sentiment d'être cause
d'une chose se ramène, de la façon la plus immé-
diate, au sentiment que nous avons le pouvoir de
produire cette chose. Nous concevons que notre
puissance l'emporte sur d'autres puissances qui ten-
draient à produire un autre changement ou sur des
forces d'inertie appliquées à maintenir un statu
quo. Les choses ne se passent pas autrement dans
la nature : « Nous ne saurions trouver l'origine
d'une transformation, dit Nietzsche, s'il n'y a pas
empiétement d'une puissance sur une autre puis-
sance... Lorsque quelque chose arrive de telle ou
telle façon et non point autrement, ce n'est pas
le fait d'un principe, d'une loi, d'un ordre, mais
cela démontre que des quantités de force sont en
action dont c'est l'essence même d'exercer la puis-
sance sur d'autres quantités de force (i). »
Ainsi, de la description analytique de la cause,
Nietzsche tire immédiatement la conséquence que
notre conception de l'idée de loi est également fic-
(1) La Volonté de Puissance, II, p. 70.
88 NIETZSCHE ET LA. REFORME PHILOSOPHIQUE
tive et n'a qu'une signification utilitaire. Ce que
nous nommons loi, pourrait-on dire en interpré-
tant la pensée de Nietzsche, c'est un rapport de
puissance à puissance entre deux forces, rapport
où se manifeste un caractère constant de supréma-
tie de Tune sur l'autre. Qu'il existe de ces rapports
constants, cela suffit pour que le monde soit cal-
culable, pour que la science soit possible, et « si
nous, pour notre usage quotidien, dans le calcul
nous sommes à même d'exprimer cela en formules
et en « loi »,tant mieux pour nous (i), » dit Nietz-
sche; mais il n'en résulte pas que ces lois aient un
caractère de nécessité ou que cette nécessité soit
indépendante du fait concret de lutte et de triomphe
durable qu'elle traduit. Ainsi, lorsque « la même
cause produit le même effet » et fonde ainsi
l'apparence d'une « loi permanente des choses »,
d'un ordre invariable, nous nous trouvons en pré-
sence de rapports de cette nature : ce sont de tels
rapports que nous touchons dans l'ordre physique,
dans Tordre chimique, dans Tordre cosmique; mais
là, comme dans le domaine biologique, où le fait
est plus visible, nous n'avons jamais à faire qu'à
une seule réalité, le désir de devenir plus fort
il) LaVolonté de Puissance, 11, p. 71,
\
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LA REFORME PHILOSOPHIQUE 89
dans chaque centre.de force. « Il n'y a pas de loi :
chaque puissance tire à chaque instant sa der-
nière conséquence (i). »
Telles sont les conséquences extrêmes delà théo-
rie de la Volonté de puissance. Nietzsche a poussé
ces conséquences jusqu'à une conception d'idéa-
lisme absolu, la même à laquelle on est parvenu,
d'une façon et d'un point de départ tout différents,
par le développement logique de la notion du Bo-
varysme, conception que l'on a exprimée au der-
nier chapitre de la Fiction universelle et qui se ma-
nifeste aussi dans le titre même de cet ouvrage.
Pour Nietzsche rien n'existe en dehors du
fait de l'aspiration à la Puissance. Les apparences
où cette aspiration se manifeste, les terrains de
lutte où elle s'exerce, sont eux-mêmes des créa-
tions et des inventions de cette aspiration. Rien
n'existe en soi. « La Vérité, dit-il (et le mot a
ici le sens exprès 'de réalité)... n'est pas quel-
que chose qui est là et qu'il faut trouver ou dé-
couvrir, mais quelque chose qu'il faut créer, qui
donne son nom à une opération, mieux encore à la
(i) La Volonté de Puissance, II, p, 71.
Q0 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
volonté de remporter une victoire (i). » Il en est ainsi
de notre pensée. Toutes les notions au moyen des-
quelles nous semblons prendre connaissance du
monde sont des notions au moyen desquelles la
volonté de puissance invente le monde, et ces no-
tions elles-mêmes n'ont de valeur que la force de
résistance que leur prête cette volonté.
« On pense : donc il y a quelque chose qui
pense ; à cela se réduit, dit Nietzsche, l'argu-
mentation de Descartes. Mais c'est là tenir déjà
pour « vraie a priori » notre croyance en Pidée de
substance (2). » Il n'y a donc pas ici une opéra-
tion purement logique de l'esprit, mais un artifice
métaphysique en vue de faciliter la connaissance,
une invention de laquelle va sortir la distinction
du moi et du monde extérieur, de l'objet et du
sujet- « Si, ajoute Nietzsche, l'on réduit la proposi-
tion à ceci : « On pense, donc il y a des pensées, »
il en résulte une simple tautologie et, ce qui entre
justement en question, la réalité delà pensée^'est
pas touché, de sorte que sous cette forme on est
Forcé de reconnaître l'apparence de la pensée (3). »
Descartes voulait que la pensée eût une réalité en
131 Ln Volonté de Puissance, II, p. 35.
|a) Z.u Volonté de Puissance, II, p. 7.
(3) La Volonté de Puissance, U, p. 7.
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE QÏ
soi. Nietzsche s'en tient à un pur et absolu phéno-
ménalisme. En refusant toute valeur au syllogisme
cartésien, il tire brusquement l'échelle par laquelle
il était possible de s'élever jusqu'à l'être des cho-
ses. Dès lors nous n'avons aucune raison de croire
que les axiomes logiques soient adéquats à la réa-
lité, et il nous faut penser qu'ils ne sont rien de
plus que « des mesures et des moyens pour créer
notre usage les choses réelles, le concept réa-
lité (i). » Ils ne fournissent pas « un critérium de
vérité, mais un impératif &\x sujet de ce qui doit
passer pour vrai (2). » Un tel impératif est conven-
tionnel et, de fait, la logique (comme la géométrie
et l'arithmétique) ne s'applique qu'à des êtres figu-
rés que nous avons créés. En sorte qu'il en faut
toujours revenir à cette conception : ce que nous
nommons un fait de vérité est un fait de puis-
sance, « Comment pouvons-nous savoir, demande
Nietzsche, qui! il y a des choses ? C'est nous qui
avons créé l'existence des choses. 11 s'agit de sa-
voir s'il ne pourrait pas exister encore beaucoup de
façons de créer un pareil monde apparence ? — et
si cette façon de créer, de logiciser, d'apprêter, de
falsifier, n'est pas la réalité elle-même, la mieux
(i) La Volonté de Puissance, II, p. ai.
(a) La Volonté de Puissance ■, II, p. ai*
92 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
garantie; bref, si ce qui assigne aux choses leur
place n'est pas ce qui seul est et si l'effet que pro-
duit si^r nous le monde extérieur n'est pas le ré-
sultat de pareils sujets voulants (i) ». Et il conclut
que le sujet seul est démontrable, que l'objet est
un mode du sujet.
Cette conclusion toutefois ne tient pas longtemps
devant les nouvelles analyses qu'il institue. Le con-
cept du sujet n'existe en effet que dans sa rela-
tion avec l'objet; l'objet supprimé comme chose
en soi, le sujet perd également cet attribut et se
montre, ainsi que tout le reste, un simple moyen
de connaissance. L'idéalisme de Nietzsche n'est donc
point subjectif, c'est un pur idéalisme du phéno-
mène. Entre les phénomènes, il ne fait intervenir
aucun autre lien que celui d'un rapport de puis-
sance : c'est la philosophie du fait de puissance et
le terme Volonté de puissance dont il use est déjà
un grossissement de sa pensée, une forme mytho-
logique. Derrière l'action du fait de puissance, il
ne saisit aucun sujet, aucune substance matérielle
ou spirituelle, aucun être, aucune idée, aucune loi.
Pas plus que l'idée morale, pas plus que l'idée du
beau, les formes logiques de la pensée ne dominent
(i) La Volonté de Pui**ance y II, p. 37.
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE q3
et ne circonscrivent le fait de puissance : elles n'en
sont qu'une manifestation particulière, et c'est ainsi
qu'analysant les modes d'évaluation au moyen
desquels nous avons coutume de saisir cette idée
même de la force, il ne voit dans la mécanique
qu'une sémiotîque du mouvement, dans le déter-
minisme qu'un moyen d'interpréter et non un état
de fait*
Il est à peine besoin d'énoncer que la négation
de l'idée de cause entraîne la négation de l'idée de
finalité. La finalité, ou plutôt son apparence, n'est
elle aussi qu'une conséquence du fait de puissance.
«Le fait de devenir plus fort, dit Nietzsche, entraîne
avec lui des conséquences qui ressemblent à une
ébauche de finalité ; les fins apparentes ne sont pas
intentionnelles, mais dès qu'il y a prépondérance
sur une puissance plus faible, en sorte que celle-ci
travaille comme fonction de la puissance plus forte,
> il s'établit une hiérarchie, une organisation qui
éveille forcément l'idée d'un ordre où la fin et les
moyens jouent le principal rôle (i). »
L'idée de finalité, indissolublement unie à l'idée
(i ) La Volonté de Puissance, II, p. 37.
94 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
de vérité, tient avec celle-ci le rôle le plus impor-
tant dans la construction idéologique de l'univers.
C'est cette idée qui, transportée du terrain empiri-
que, où Nietzsche explique sa formation dans le
domaine métaphysique, impose avec un but une
certitude au devenir. C'est elle qui supprime, en
lui retirant son caractère aléatoire, en la réduisant
à un jeu d'histrions, aux péripéties et au dénoue-
ment réglés par avance, cette lutte entre toutes les
choses où se manifeste le désir de devenir plus fort
dans chaque centre de force, désir qui est, au
regard de Nietzsche, la seule réalité. Cette liberté
rendue au devenir, cet attrait de l'aléa rendu à la
vie, c'est là l'œuvre essentielle de Nietzsche : c'est
en cette libération de la vie, asservie, dans l'esprit
des hommes, au joug de l'idée, au joug de la Raison,
que réside l'originalité de sa réforme. C'est l'ac-
complissement de cette tâche que célèbrent ces
strophes de Zarathoustra, plus intelligibles dans
leur lyrisme que toute analyse : « Sur toutes choses
se trouve le ciel hasard, le ciel innocence, le ciel à
peu près, le ciel pétulance. — Par hasard, c'est la
plus vieille noblesse du monde, je l'ai rendue à
toutes les choses, je les ai délivrées de la servitude
du but (i). » Donc l'univers n'a point de but, au
(i) Ainsi parlait Zarathoustra, p. a 38.
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE g5
sens où un principe métaphysique assignerait à
tous les éléments qui le composent une convergence
nécessaire en vue de réaliser un ensemble systéma-
tique. Si ce but existait, il faut penser avec Nietzs-
che qu'il serait depuis longtemps réalisé : il serait
inconcevable qu'il laissât place aux jeux aberrants
du devenir. Anarchique et chaotique en son essence,
l'univers ne se voit imposer des buts que du fait
d'un centre de forces exerçant une suprématie sur
d'autres centres de force et leur imposant une
tâche à son service. C'est ainsi que les notions de
temps, d'espace, de cause, ayant triomphé, dans la
lutte pour la constitution de la pensée, des autres
modes de connaissance possibles, conditionnent,
au-dessous d'eux, toute une suite de déductions et
nous donnent l'illusion d'un rationalisme universel
dans le domaine logique. Cette systématisation ne
serait, au regard de Nietzsche, que la consécration
du triomphe durable qui fit régner, à la suite d'une
lutte aléatoire, les notions majeures que l'on vient
d'énumérer.
En laissant entendre que dans Tordre logique
ainsi que dans tous les autres, il n'existe pas un en-
7
5,0 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
sot idéologique antérieur au fait de suprématie qui
décide des formes du réel, Nietzsche, a-t-on dit, a
poussé à son point extrême sa lutte contre l'idéo-
logie. Or, il faut noter cette double et singulière
particularité : La croyance à la Vérité logique est,
en même temps, de toutes les formes métaphysi-
ques de la croyance* la plus enracinée dans Fesprit
humain, c'est celle aussi pourtant à l'égard de
laquelle la critique peut le plus librement s'exercer;
elle ne soulève dans ce domaine, ni indignation, ni
protestation. C'est, semble-t-il, d'une part, que la
croyance s'applique ici, à des procédés de connais-
sance, notions de cause, de temps, d'espace, qui ont
prévalu à une époque bien antérieure à celle où
apparurent des organismes aussi compliqués que les
nôtres, à des procédés de connaissance élus par la
matière vivante à ses premiers stades. Enregistrés
dans la physiologie bien au-dessous des régions
de la conscience, ils n'offrent point de prise aux
manœuvres de la pensée analytique. D'autre part,
il serait impossible de renoncer à ces procédés,
devenus des notions instinctives, sans ébranler et
sans anéantir tout l'édifice phénoménal, tel que
nu us le connaissons, sans remettre les choses au
creuset du hasard et du chaos. A cause de cela
mùme, et parce qu'il est entendu que l'existence de
LA REFORME PHILOSOPHIQUE 97
ces notions ne peut être mise en question, les ana-
lyses qui tendent à les dépouiller du caractère de
vérité pour fonder leur valeur sur leur utilité, sur
la puissance qu'elles procurent à l'espèce d'êtres
qui les adopte, ces analyses ne suscitent pas de
graves objections, car leur utilité, universellement
reconnue, aussi bien que leur vérité, garantit leur
conservation.
Il est d'ailleurs peu d'esprits pour qui des con-
ceptions de cet ordre touchent au domaine de la
sensibilité. A imaginer que les propositions géomé-
triques, par exemple, nécessitées par notre con-
ception de l'espace, tirent leur autorité, non point
de la nature immuable des choses, mais d'une con-
vention qui triompha dans l'ordre de la vie men-
tale, c'est-à-dire dans Tordre de la biologie se
manifestant comme connaissance, à imaginer que
la somme des angles d'un triangle pourrait n'é-
galer point deux droits si un fait analogue à la
* victoire de Charles Martel dans les plaines de Tol-
biac n'eût marqué les fastes de la préhistoire du
monde mental, il est peu d'intelligences qui s'émeu-
vent. Il en est tout autrement des idées morales, et
cela, pour des raisons de même ordre aux prises
avec des circonstances opposées : leur apparition
dans l'esprit humain est, en effet, par rapport à
98 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
l'époque où les autres se formèrent dans la ma-
tière vivante, d'une extrêmerécence; elles ne se sou-
tiennent pas par leur propre force, elles n'ont pas
acquis cette constance et cette solidité que la durée
confère aux choses, aussi faut-il que des interven-
tions se produisent en leur faveur : la passion
fanatique que l'on affiche à leur égard couvre, dis-
simule et s'efforce de suppléer une croyance sans
atavisme physiologique, très faible en réalité
et dont la volonté fait encore tous les frais. On a
beaucoup de peine à douter d'une vérité logique,
on a plus de peine encore à croire à une vérité
morale el tout l'effort de l'éducation familiale, civi-
que et religieuse ne réussit pas toujours à enra-
ciner dans l'esprit des hommes cette forme tar-
dive Je la croyance. Il faut autour d'elles constam-
ment, comme un engrais, la chaleur de la passion.
D'autre part, et en raison de leur récencejes con-
ceptions morales en sont encore à lutter entre elles
pour prévaloir. En tant qu'elles se targuent seule-
ment d'un caractère d'utilité, elles rencontrent en
fiice d VI les d'autres conceptions morales qui se
larguent également du même caractère. Il leur
faut en venir aux mains, aucune d'elles n'ayant
encore fait ses preuves, comme les a faites l'idée
d'espace par exemple en tant que moyen de con-
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE QQ
naissance. Il est donc de la dernière importance
pour chacune des conceptions adverses de s'empa-
rer de ce masque de Vérité qui appartiendra à la
plus forte et lui donnera sur ses rivales un avan-
tage important. Il en est en effet de cette estam-
pille delà Vérité en soi, appliquée sur une croyance,
comme des décorations que Ton attache au revers
des redingotes : elles n'ajoutentrien à la gloire d'un
grand homme, mais sont utiles aux débutants et
rehaussent dans l'esprit de la multitude leur pres-
tige personnel ou la valeur de leurs œuvres.
Il résulte de ces distinctions que Nietzsche n'a eu
à s'élever que d'un point de vue théorique contre
les prétentions delà métaphysique dans le domaine
des vérités logiques. 11 n'existe aucun désaccord
pratique entre les hommes à l'égard des notions de
cet ordre et quelque origine qu'ils leur assignent, ils
en font tous un identique usage. Il en est tout autre-
ment dans le domaine des vérités morales, et, si
celles-ci comptent, avec Platon ou avec Kant, des
protagonistes qui les ont défendues avec des argu-
ments théoriques, elles se sont exprimées aussi par
des conséquences sociales : la tentative de faire
régner, dans l'esprit humain, la croyance en un
principe moral qui fût supérieur à la force s'est tra-
duite par des phénomènes historiques de la plus
100 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
haute importance. C'est donc, sur ce terrain de l'his-
toire et de la sociologie, qu'il faut maintenant rele-
ver les analyses et les observations de Nietzsche
pour faire éclater le caractère de rigoureuse unité
selon lequel sa pensée s'est développée dans son
œuvre.
VII
Le mouvement social où Nietzsche a fait voir avec
le plus de netteté cette tentative est le judaïsme. Ce
mouvement tire son importance- de l'influence pro-
fonde qu'il a exercée sur l'Europe et du lien étroit
qui l'unit, au regard de Nietzsche, aux deux autres
phénomènes, le mouvement chrétien et le mouve-
ment révolutionnaire, avec lesquels l'entreprise
idéologique a abouti à un premier renversement des
valeurs.
L'effort paradoxal en vue d'inventer un principe
supérieur à la force est avec le peuple juif si carac-
téristique , il a donné des résultats si considérables
que Nietzsche est partagé continuellement, lorsqu'il
l'envisage, entre l'horreur et l'admiration. « Les
faits, dit-il, peuple né pour l'esclavage, » comme
l'affirmait Tacite avec tout le monde antique, « peu-
LA REFORME PHILOSOPHIQUE 101
pie choisi parmi les peuples », comme ils l'affirment
et le croient eux-mêmes, — les juifs ont réalisé
cette merveille du renversement des valeurs, grâce
à laquelle la vie sur la terre, pour quelques milliers
d'années, a pris un attrait nouveau et dange-
reux (i) » et il voit en eux « le peuple le plus remar-
quable de Thistoire universelle parce que, placés
devant la question de l'être ou du non-être, ils ont
préféré avec une clairvoyance inquiétante l'être à
tout prix (2) ».
Qu'ont donc fait les Juifs qui leur vaille l'atten-
tion passionnée que leur accorde Nietzsche? Ceci :
vaincus politiquement, réduits en esclavage, s'étant
montrés inférieurs au jeu dont les règles décidaient
jusque-là de la suprématie entre nations, ils ont
condamné délibérément les règles de ce jeu, ils ont
déclaré mauvais tout ce qui procure l'avantage dans
la lutte engagée avec les armes de la force, bon
tout ce qui est dans une pareille lutte condition
de faiblesse, cause de défaite et d'humiliation. Ils
ont ainsi identifié les termes riche et puissant avec
les termes impie, méchant, violent, sensuel; le mot
pauvre est devenu pour eux synonyme de saint,
(1) Par delà le Bien et le Mal, p. 160.
(a) L'Antéchrist , dans le Crépuscule des Idoles. Ed. du Mercure de
France, j>. 37a.
102 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
(Tarni, Ils se sont fait ainsi un titre de leur défaite,
une gloire de leur humiliation et, flétrissant tout ce
qui l'emporte par un don naturel, beauté, valeur,
intelligence, ou par une circonstance fortuite, nais-
sance, richesse, « ils ont frappé pour la première
fois le mot monde à l'effigie de la honte (i) ».
À défaut de pouvoir fonder sur une réalité posi-
tive une semblable estimation, ils l'ont fondée sur
l'imaginaire, sur cette base élastique où le désir,
fortifié par la crédulité, prend un élan incalcula-
ble. C'est Dieu, le Dieu juif qui sanctionne la bon-
té de la nouvelle évaluation. C'est Dieu qui exalte
les humbles et ravale les superbes et Nietzsche
montre ici l'intervention du prêtre qui, disposant
du Dieu, accomplit l'universelle falsification par
laquelle triomphera l'estimation judaïque. Comme
aucun ries faits du monde réel ne s'accorde avec
l'évaluation divine, il faut inventer des causes ima
ginuires expliquant le désaccord apparent et le fai-
sant cesser. On invente la faute. Le monde, dira
Nietzsche, perd son innocence. Le malheur est
déshonoré sous le nom de péché. La déchéance du
peuple juif, résultat de la faiblesse dans le langage
de la physique, devient la conséquence et la puni-
tion d'une faute, un châtiment infligé par Jéovah.
([) t><tr delà le Bien et le Mal, p. 160.
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 103
Encore un tel châtiment est-il une marque de la
faveur divine. Dieu, par l'expiation, permet à son
peuple de se racheter et de mériter un meilleurdes-
tin. Bienheureux ceux qui sont éprouvés, car ils
posséderont le royaume de Dieu. Donc, nécessité
d'expier, d'obéir au prêtre qui détient le secret
divin et propose les termes du pardon. L'expiation
devient le gage de la puissance future, de la
revanche sur le monde.
Mais déjà il nous faut quitter le Judaïsme. Avec
le Judaïsme le peuple juif, vaincu dans la lutte
pour la puissance, a inventé à son usage un moyen
de démarquer la réalité. Ce moyen ne va prendre
toute son ampleur et ne tirera toutes ses consé-
quences que généralisé, universalisé dans le Chris-
tianisme. C'est avec le Christianisme que l'attitude
d'utilité, propre à un petit peuple vaincu, devien-
dra une attitude d'utilité pour tous les vaincus et
tous les faibles et une arme de vengeance entre
leurs mains. Avec le peuple juif, dit Nietzsche,
« commence l'insurrection des esclaves dans la mo-
rale », c'est seulement avec le Christianisme que
cette insurrection de la faiblesse contre la force va
devenir une menace pour les valeurs anciennes.
Le mépris de la puissance, de la richesse, de la
beauté, n'est, en effet, chez le peuple juif, qu'une
NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
attitude provisoire et qu'il Taut comprendre au sens
historique le plus concret» Ce que hait le peuple
juif dans ces attributs de la force, c'est qu'ils appar-
tiennent à ses vainqueurs : c'est pour ce motif
qu'ils sont, à ses yeux, le signalement de l'impie
et du méchant; chez lui persistent cette arrière-
pensée et cet espoir que ces marques de la puis-
sance, enlevées quelque jour au méchant, devien-
dront son apanage. Alors, elles recouvreront un
caractère de bonté, étant désormais la possession
de T homme bon qu'est l'homme de race juive,
l'élu du Seigneur. Mais cet espoir longuement
nourri ne se réalise pas, le fort continue d'être le fort
et de dominer le faible. Le royaume de Dieu n'a-
boutit pas sur terre. C'est alors que tout se trans-
forme avec le Christianisme, que le texte réaliste
fourni jusqu'ici par l'instinct juif est interprété
dans un sens symbolique et que l'Eglise chrétienne
é\Liiie une conception du monde où tout devient
cohére ni parce que tout élément réel en est rigou-
reusement exclu, parce que la cause imaginaire, que
l'on a placée au principe de toutes choses, ne va
pins se manifester que par des effets et des consé-
quents imaginaires, en sorte qu'aucune réalité ne
la pourra mettre en échec. Avec le christianisme,
les valeurs nobles, puissance, fierté, instinct de
LA REFORME PHILOSOPHIQUE 105
domination, supériorité physique ou intellectuelle,
de mauvaises provisoirement et par circonstance
qu'elles étaient au regard juif deviennent mauvaises
en soi. Tout ce qui est objet de désir dans le monde,
le désir lui-même, le monde lui-même, symbolisant
l'ensemble du déterminisme physique, sont marqués
d'un caractère définitif de réprobation. Aussi n'est-
ce plus dans ce monde, qui est le mal, que se
réalisera le royaume de Dieu , c'est dans l'au-delà,
dans l'autre monde, en un monde de même nature
que la cause insaisissable qui met en mouvement
tout le système. C'est dans cet autre monde que
doivent s'accomplir désormais les promesses divines
faites à celui qui vit saintement, qui renonce à la
lutte pour la satisfaction du désir, qui est doux et
humble de cœur.
Il n'y a place ici que pour la fiction : le rêve-
s'enchaîne au rêve et ne connaît point les démentis
du réveil. « Dans le christianisme, dit Nietzsche,
ni la morale, ni la religion ne sont en contact avec
la réalité. Rien que des causes imaginaires, « Dieu»,
«âme », « moi », « esprit », « libre arbitre » ou
même « l'arbitre qui n'est pas libre » ; rien que des
effets imaginaires : « le péché », « le salut », « la
grâce »,« l'expiation »,« le pardon des péchés (i)».
(i) L'Antéchrist, dans le Crépuscule des Idoles, p. a58.
MKTZSCHÉ ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
Tous les moyens d'imposture, dont le schéma fut
donné pur l'instinct juif, atteignent avec le christia-
nisme leur perfection, non avec le christianisme
tel que l'imaginèrent parla suite, tout empreint de
bouddhisme et transformé par le génie d'une race
différente, le détachement de l'auteur de Y Imitation,
ou, de nos jours, le mysticisme d'un Tolstoï, — ce
sont là des épi-phénomènes, — mais avec le chris-
tianisme de saint Paul, avec celui des docteurs et
des pères de l'Eglise qui, faisant appel à l'idéologie
platonicienne, enrichissent la doctrine nouvelle des
éléments de décadence élaborés par l'ancien monde
lui-même. Dieu, la vie future, l'âme immortelle,
sont autant de moyens de mettre dans leur tort les
lois physiques, de perpétrer sur toutes les valeurs
naturelles un travail minutieux de falsification. Le
christianisme, tel que Nietzsche nous le dépeint,
apparaît exactement ainsi qu'un gigantesque effort
en vue Je concevoir le monde autrement qu'il n'est,
en vue de substituer le métaphysique au physique.
Bien loin d'être l'antagoniste du judaïsme, le
christianisme s'en montre donc l'aboutissement
extrême, il a fallu, pour que le judaïsme portât ses
conséquences, que le désir de vengeance, dont il
était l'expression, se couvrît du masque du renon-
cement cli ré Lien, il a fallu que les espoirs terres-
*
l'A REFORME PHILOSOPHIQUE IO7
très qu'il nourrissait fussent idéalisés, transpor-
tés dans l'au-delà et que fût donné, comme une
attitude définitive, ce mépris de la puissance qui
n'était pour lui qu'un moyen. C'est au prix seule-
ment de cette transposition qu'il put échapper aux
démentis de la réalité et que la multitude des déshé-
rités et des faibles put, avec confiance, se grouper
à l'appel d'une promesse qu'aucune expérience
humaine ne pouvait montrer vaine. Appuyée sur la
corde de Tare judaïque, la flèche chrétienne atteint
le but visé par l'instinct de ressentiment qui est
ici en jeu, elle blesse au cœur la culture païenne et
donne gain de cause à l'insurrection. Avec le chris-
tianisme, le peuple juif épand sur le monde une
conception dont son impuissance à vivre politique-
ment et à conserver son autonomie avait fait pour
lui une attitude d'utilité. Il lui avait fallu, pour ne
point se départir de son orgueil dans la défaite,
tenir pour méprisables les qualités par lesquelles
ses adversaires l'avaient réduit. Le christianisme,
en universalisant cette conception, imposa au vain-
queur la morale du vaincu, il lui fit honte des ver-
tus qui l'avaient rendu maître. Ainsi il l'affaiblit
et permit qu'on en triomphât. C'est sous ce jour
que l'interversion des valeurs opérée par le peuple
juif montre avec le christianisme sa portée, et fait
8
'■'T^çtF*-
I0& NIETZSCHE ET LA. REFORME PHILOSOPHIQUE
voir quelles métamorphoses imprévues, quels chan-
gements considérables et déconcertants peut causer,
dans la masse d'un organisme, la virulence d'un
ferment presque invisible et dont Faction reçoit du
milieu même où elle s'exerce une amplification
soudaine et une destination nouvelle.
Toutefois, le christianisme lui-même n'est, dans
la pensée de Nietzsche, qu'une étape de cette insur-
rection des esclaves dont le peuple juif a le premier
levé l'étendard, une étape et un détour. Après qu'il
a rallié dans le monde entier l'immense troupeau
des faibles et qu'en les unissant il les a rendus forts,
après qu'il a pénétré de son esprit jusqu'à la caste
des maîtres et qu'il l'a .affaiblie, le christianisme a
joué son rôle, du moins a-t-il accompli sa phase de
religion positive, du moins peut-il rejeter tout l'élé-
ment merveilleux dont il s'est aidé jusque-là pour-
triompher, La conception anti-physique qui a
grandi parmi les perspectives de l'au-delà, à l'abri
de tout contact de la réalité, a pris maintenant
assez de force pour braver l'expérience et pour nier
l'évidence qui la condamne. Les valeurs opposées
naguère à la force sous le couvert de la volonté
LA REFÔRMR PHILOSOPHIQUE IO9
divine, venues à maturité à la faveur des mythes
chrétiens, se montrent viables désormais, détachées
des croyances qui les avaient protégées naguère ;
sous les noms Egalité, Justice, Vérité, Droit, Bien
en soi, elles en viennent à se donner pour des en-
tités pourvues d'une réalité propre. L'idéologie
platonicienne refleurit,vulgarisée dans la conscience
populaire, et c'est le triomphe de la métaphysique,
crue sur parole et sans caution divine.
On croit à la justice immanente, à une vertu se-
crète de l'idée gageant sur un avenir humain sa réa-
lisation, grosse du bonheur universel. L'Idée mène
Thumanité et lui impose une finalité stricte : la
croyance au bonheur comme but et comme certi-
tude, à la suite d'un long combat pour lu vérité et
la justice, cette conception, longtemps couvée par
l'espoir religieux en vue d'une éclosion dans l'au-
delà, est entrée maintenant dans une phase de réali-
sation pratique; elle fait partie du programme poli-
tique. Et c'est là le i dernier avatar de F instinct de
ressentiment qui, ayant formulé avec le judaïsme
ses pétitions temporelles, ayant, avec le christia-
nisme, transporté dans l'au-delà ses espoirs, par
une nouvelle inversion du désir, revient, fortifié et
amplifié, à son premier objectif et démasque, avec
l'Idéal révolutkmnaire, avec la métaphysique des
HO NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
droits égaux t une volonté de puissance immédiate.
Les doctrines encyclopédiques sont, au regard
de Nietzsche , l'expression philosophique de ce mou-
vement qui lire ses conséquences pratiques avec la
Révolution française et s'élève au symbole en cette
nuit du quatre août au cours de laquelle les anciens
maîtres abjurent leur foi en leur supériorité. « Le
mouvement démocratique, dit-il expressément, con-
tinue l'héritage du mouvement, chrétien (i). » Or,
le grand ressort de ce mouvement, c'est l'idée
d'égalité. Aussi, le philosophe s'est-il attaché à
montrer que cette idée, si évidemment absurde au
regard de toute évaluation positive, n'avait pu ger-
mer et s'enraciner que dans le sol chrétien. Tandis
que l'observation la plus superficielle montre les
hommes inégaux entre eux à des degrés parfois
extrêmes et d'une façon irréparable, soit qu'il s'agisse
des circonstances dans lesquelles la destinée les a
fait naître, soit qu'il s'agisse des qualités individuel-
les., acuité ou précision des sens, pénétration, viva-
cité de l'intelligence, vigueur de la mémoire, santé,
force du muscle, tandis que ces inégalités en engen-
drent d'autres avec nécessité dans tout le cours de
l'existence, où découvrirune mesure qui montre les
hommes égaux et impose à l'esprit cette croyance en
(i) Pat ddh le Bien et le Mal, p. 172. *
LA REFORME PHILOSOPHIQUE
désaccord avec toute expérience? Dans l'arsenal des
fictions chrétiennes, avec l'âme invisible, intangi-
ble, immatérielle, qui échappe à la possibilité de
toute évaluation, avec l'âme immortelle qui entre
en rapport avec ce qui seul importe, l'autre monde,
le-royaume de Dieu, la Vie éternelle. Le christia-
nisme proclame donc l'égalité des âmes et, à la
faveur de ce dogme, à vrai dire irréfutable, s'est
développée l'idée que tout homme, par le fait seul
qu'il est homme, porte en lui un principe d'un prix
inestimable, auprès duquel toutes les qualités
apparentes, et par lesquelles un homme semble
différent des autres, sont sans valeur.
Une présomption de cette nature a développé
chez le chrétien une exaltation extraordinaire du
sentiment de sa dignité. Or, cette exaltation, obte-
nue par l'usage d'une fiction, a survécu à la fiction
qui l'avait engendrée. Gomme l'échafaudage qui a
servi à édifier une maison peut être retiré, la
maison achevée, les idées d'âme et d'au-delà peu-
vent être désormais retirées de la conscience de
l'homme moderne, celui-ci n'en conserve pas moins
la foi en une valeur propre, inhérente au fait de
son humanité et indépendante de toutes les qualités
positives qu'il peut avoir ou qui lui font défaut.
Cette conception de la valeur, indépendante de
112 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
toute manifestation positive, aboutit à la concep-
tion d'un droit indépendant de la force qui le
garantie et l'égalité des âmes imaginée par le
christianisme engendre politiquement l'idée d'éga-
lité des hommes. « Volonté d'égalité, c'est ainsi
que nous nommerons dorénavant la vertu, et nous
voulons élever nos cris contre tout ce qui est puis-
sant (i). » En ces termes les Tarentules formulent
leur idéal dans Zarathoustra, Une fois de plus les
lois physiques sont enfreintes et violées au profit de
la fiction, et, avec le triomphe des idées modernes,
l'entreprise idéologique en vue de faire régner un
principe au-dessus de la force reçoit une applica-
tion positive.
Tels sont, avec l'idéologie platonicienne dans
Tordre abstrait et théorique, avec le mouvement
judéo-chrétien dans l'ordre concret et pratique, les
divers phénomènes où Nietzsche a démasqué, avec
une inlassable insistance, les tentatives en vue de
créer des valeurs supérieures à la force et de subs-
tituer une finalité métaphysique, dominant l'évolu-
tion, à l'aléa de la lutte pour la puissance.
(i) Ainsi partait Zarathoustra, p. 139.
w^
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 1 1 3
Ces tentatives, à vrai dire, et dePaveu de Nietzs-
che, ont réussi, et ce triomphe semblerait être pour
infirmer sa proposition maîtresse, « il n'est point
de force au-dessus de la force » si ses analyses n'a-
vaient eu précisément pour effet de démontrer que
ce qui triomphe, par la voie du christianisme et
sous l'invocation des Idées, avec l'idéal égalitaire,
c'est un nouvel état de la force pour lequel la fai-
blesse n'est qu'un manteau. Il a nettement vu et
montré que ce qui milite, dans le multiple effort
des débiles et des vaincus pour ravaler les vertus
qui, jusque-là, avaient procuré la puissance, c'est
encore l'instinct de puissance. L'idéal platonicien,
l'idéal chrétien, l'idéal égalitaire, dépourvus en eux-
mêmes de toute réalité, mais prenant, dans l'ima-
ginaire, un point d'appui sur la croyance, ont été
de merveilleux signes de ralliement. Sous ces éten-
dards, des multitudes se sont groupées : ceux qui
les composèrent représentaient la faiblesse vis-à-vis
des maîtres du monde tant qu'ils étaient isolés,
mais ils furent en réalité la force sitôt qu'ils furent
coalisés et, s'ils continuèrent à célébrer les termes
impuissants qui les avaient assemblés; ce fut pour-
tant la force, la force sous son aspect numérique,
qui triompha avec eux. L'effort humain en vue d'in-
venter une valeur supérieure à la force se résume
114 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
donc, en définitive, en un déguisement de la force
sous des apparences de nom contraire. L'œuvre de
Nietzsche atteint entièrement le but qu'elle s'est
fixé. Elle fait voir qu'il n'est pas de force au-dessus
de ta force et que là où, avec le monde moral, un
principe différent semble triompher, on ne décou-
vre à l'analyse qu'un état masqué de la force.
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE
••
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE
Les conclusions de la réforme philosophique excluent la pos-
sibilité de donner une origine logique aux tendances socia-
les de Nietzsche. Nécessité de les fonder sur un parti pris.
Le critérium biologique, ce qui est utile à la vie, substi-
tué au critérium d'une vérité en soi, est lui-même commandé
par un parti pris. Il exige par surcroît, pour être appliqué,
que d'autres partis pris le définissent — II. Description des
formes diverses du parti pris sociologique de Nietzsche.
Son instinct de grandeur en opposition avec l'instinct de
bien-être. Son goût pour la culture et pour les modalités
aristocratiques. — III. Analyse du fait aristocratique :
moyen de différenciation et de hiérarchie, il conditionne
toute vie ascendante — IV. Condamnation, du point de vue
de l'instinct de grandeur, de l'idéal chrétien et égalitaire. —
V. Caractère positif de la philosophie de Nietzsche. Sa
volonté de supprimer les causes du nihilisme. — VI. Pré-
somption en faveur du parti pris de Nietzsche.
1
On a exposé au chapitre précédent en quoi con-
siste la réforme accomplie par Nietzsche en philo-
sophie. Elle équivaut, a-t-on dit, à une condamnation
du principe même sur lequel se fonda jusqu'à ce
Il8 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
jour la spéculation philosophique. Toute entreprise
de cette nature supposait, en effet, qu'au-dessus du
monde des forces physiques un principe différent
et supérieur existait, principe métaphysique, Dieu
ou les Idées. La tâche des philosophes consistait à
découvrir et à déterminer la nature de ce principe.
À cette croyance se rattachaient les conceptions de
finalité, de vérité, d'être en soi : l'ensemble des
forces physiques était placé sous la dépendance de
ces principes métaphysiques, les idées menaient le
monde. Nietzsche a nié qu'il existât une force au-
dessus de la force et que le monde du devenir abou-
tît à un monde de l'être : à cette conception d'un
monde aimanté vers une fin par une loi d'essence
différente, il a opposé celle d'un monde où les élé-
ments en jeu dégagent à tout instant toute leur
puissance, dont la destinée est constamment mise
en question pa r ce conflit, où la loi du plus fort
n'est contrebalancée par aucune loi d'origine diffé-
rente, Toutes les choses visent à la puissance et
rien ne prévaut contre la force. La Volonté de vé-
rité n'est qu'une feinte de la Volonté de puissance,
quelque cheval de Troie, quelque ruse pour préva-
loir.
À considérer tout ce qu'elle détruit, la critique
exercée par Nietzsche à l'égard des idées philoso-
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE TI9
phiques constitue plus peut-être qu'une réforme.
Si en effet la philosophie se propose pour unique
objet de justifier et d'expliquer la vie par un prin"
cipe saisi hors de la vie, Nietzsche, en niant la réa-
lité de cet objet, en supprimant l'objet de la phi-
losophie, a supprimé la philosophie elle-même. C'est
donc, en quelque sorte, le suicide de la philoso-
phie que consacre la réforme accomplie par la cri-
tique nietzschéenne : avec Nietzsche, la philoso-
phie se supprime par ses propres moyens, elle
meurt de la main d'un philosophe. Cela est si vrai
que Nietzsche dut inventer pour le mot philoso-
phe, afin de le conserver, un nouveau sens : il fit
du philosophe le créateur de valeurs, l'homme qui
apporte dans la vie un goût nouveau avec le pou-
voir de le faire triompher.
Ce philosophe nouveau, Nietzsche a voulu l'être
aussi et cette volonté se manifeste dans la condam-
nation qu'il prononce contre les différentes formes
du mouvement idéologique, idées socratiques for-
mulées par Platon, morale judéo-chrétienne, idéal
égalitaire et démocratique.
Or, il importe de constater que cette seconde atti-
120 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
tude n'est pas conditionnée nécessairement par la
première. Il faut nettement établir qu'il y a deux
parts distinctes dans l'œuvre de Nietzsche et qui
comportent un pouvoir de persuasion inégal; il faut
montrer qu'il n'y a |pas entre ces deux parts un
lien logique et nécessaire et qu'elles ne sont pas
solidaires l'une de l'autre . Cette constatation est
nécessaire pour conserver à chacune sa valeur
propre et ne point amoindrir l'une ou l'autre par
un compromis : c'est d'ailleurs encore une façon
de définir ce qu'est la Réforme philosophique que
de préciser où elle finit et ce qu'elle n'est pas,
La première part de l'œuvre de Nietzsche con-
siste en cette Réforme philosophique dont on a
exposé les termes au chapitre précédent. Elle s'ex-
prime en une critique de la connaissance beaucoup
plus radicale que ne fut celle de Kant, mais d'or-
dre analogue. C'est elle qui ruine, en prononçant
la déchéance de l'idée de Vérité, le principe de toute
métaphysique. Elle est de nature purement intel-
lectuelle, et, sur le plan du déterminisme, qui est à
la base de tout notre système de connaissance
actuel, elle possède une valeur universelle. Or,
elle ne comporte aucune proposition permettant,
d'un point de vue logique, et par voie de déduction
de condamner les réalités physiologiques et socia-
LK PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE
les parfaitement positives et déterminées qui se
couvrent du mensonge idéologique en général et du
mensonge chrétien en particulier. L'essentiel de la
Réforme philosophique consiste en effet à démon-
trer que l'idée d'une vérité en soi n'a pas d'exis-
tence : elle fait voir ensuite que la croyance idéolo-
gique, en donnant les diverses manifestations où
elle s'exprime, comme adéquates à l'idée d'une telle
vérité, repose sur un mensonge. Mais en détruisant,
au terme et à l'apogée de ses analyses, la concep-
tion du vrai en soi, Nietzsche s'est privé du droit de
condamner n'importe quelle conception du fait de
son caractère mensonger. Car, s'il n'y a pas de
vérité, il n'y a pas de mensonge, du moins au sens
péjoratif du terme, en sorte que démontrer d'une
conception quelconque qu'elle implique mensonge
ne fournit plus aucun grief contre elle. Il n'est pas
d'exception à faire valoir en cette matière, et il n'y
a pas de raison pour que le mensonge philosophi-
que, le mensonge chrétien, le mensonge égalitaire
et démocratique, ne bénéficient pas de la réhabilita-
tion que prononce, en faveur de tout mensonge, la
dépréciation de l'idée de Vérité. La critique inté-
grale impliquée dans la Réforme philosophique a
épuisé, contre les réalités cachées sous les idées,
tout son pouvoir après qu'elle les a dépouillées du
J22 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
prestige de Vérité dont elles se rehaussaient et
qu*elle a discrédité le signe du tabou qui les ren-
dait intangibles*
Il y a plus, et il faut dire que si la critique nietzs-
chéenne contenait an principe logique permettant
de condamner une manifestation quelconque de la
vie, elle prononcerait sa propre" condamnation, car
elle confesserait par là même qu'elle impliqne cette
vérité rationnelle dont c'est son œuvre propre d'a-
voir nié îa possibilité; elle rendrait illégitimes ces
louanges de Zarathoustra : « ciel au-dessus de
moi, ciel pur et haut. Ceci est maintenant pour moi ta
pureté, qu'il n'existe pas d'éternelle araignée et de
toile d'araignée de la raison; — que tu sois un lieu de
danse pour les hasards divins, que tu sois une table
divine pour le jeu de dés et les joueurs divins (i). »
Mais Nietzsche ne dément point Zarathoustra et
il relève dans la Volonté de Puissance qu'il n'existe
pas autre chose au monde que des réalités fortes
et des réalités faibles.
Si Nietzsche exalte la culture grecque, la con-
ception aristocralique du monde et la morale des
maîtres, s'il condamne les idées socratiques, le
Chris lia nis me et la Révolution, ce n'est donc en ver-
tu d'aucun principe rationnel, c'est, on ne saurait
(i) Ainsi parlait Zarathoustra, p. a38.
i
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE
123
trop y insister, dans l'intérêt de sa thèse sociolo-
gique aussi bien que de sa réforme critique, c'est
en vertu d'un parti pris, d'une préférence de tem-
pérament. C'est la réalité de ce parti pris qui fonde
toute la valeur de sa doctrine, car les constructions
d'idées les plus compliquées, les dissertations les
plus savantes ne sont possibles, aux termes
mêmes de sa critique, n'aboutissent à un oui et à
un non qu'autant qu'elles ont à leur base un goût
qui ne relève d'aucun pourquoi et dit sans plus :
« Je suis cela. » Il n'y a dans le monde que des
goûts et des partis pris en lutte les uns avec les
autres et tout le reste est déguisement de ces goûts
et de ces partis pris. Ce sont là les conclusions
essentielles de la doctrine de Nietzsche : il en fau-
drait maintenir le radicalisme et l'intransigeance
contre lui-même s'il semblait en quelque propo-
sition s'en écarter; il faudrait du moins inter-
préter cette proposition secondaire de façon à la
faire concorder avec cette pensée maîtresse. Toute
autre interprétation serait une trahison.
C'est dans cet esprit qu'il faut apprécier la con-
ception que l'on a mentionnée déjà et que dans
124 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
Par delà le Bien et le Mal Nietzsche oppose,
en guise de critérium nouveau, à l'ancien mètre
Vérité, a La fausse té d'un jugement n'est pas pour
nous une objection contre ce jugement... Il s'agit
de savoir dans quelle mesure ce jugement accé-
lère et conserve la vie, maintient et même déve-
loppe l'espèce (i). » Au mètre idéologique Vérité,
Nietzsche substitue, pour l'évaluation des choses,
ce mètre biologique : ce qui est utile à la vie. Or,
cette substitution est grosse de vues nouvelles et
fécondes : Nietzsche en a tiré sa thèse sociologique
sur la nécessité d'une transvaluation des valeurs.
Mais le nouveau mètre qu'il propose est bien
loin de posséder une valeur absolument logique
et rationnelle. Ce qui est utile à la yie n'existe pas
en soi. Ce qui est utile à la vie n'existe que dans
l'appréciation d'une volonté particulière et détermi-
née. Toute affirmation relative à ce qui est utile à
la vie constitue une proposition qui, avant d'avoir
été formulée, et afin de pouvoir l'être, suppose qu'un
choix arbitraire a déjà été fait, attribuant au mot
vie un sens déterminé. Mais cette proposition
exige encore, pour devenir réellement un terme
d'appréciation et un mètre, que toute une suite de
(i) Par delà te Bien et le Mal , p. i5.
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 125
partis pris nouveaux la viennent restreindre et
féconder.
Le parti pris que suppose le critérium de la va-
leur formulé par Nietzsche consiste en un choix qui,
parmi les diverses manifestations de l'existence
phénoménale, s'est déclaré en faveur du phéno-
mène biologique, au sens déterminé où la science
moderne emploie ce mot,et en faveur même d'une
part restreinte de ce phénomène, en faveur du phé-
nomène humain : ce qui vaut, selon Nietzsche,
c'est ce qui vaut pour la vie humaine. Or, c'est bien
là un parti pris arbitraire, car le principe de la
Volonté de puissance, il n'est pas de force au-des-
sus de la force, ne commande nullement un choix
et une restriction de cette nature. Si quelque cata-
clysme cosmique avait pour effet de supprimer de
la surface de la terre l'air respirable ou d'y déter-
miner, de toute autre manière, la disparition de la
vie, un tel cataclysme ne blesserait en rien le prin-
cipe de la Volonté de puissance et du détermi-
nisme de la force : il consacrerait seulement le
triomphe, en ce petit point de l'espace, des forces
physico-chimiques sur les forces biologiques et plus
particulièrement sur l'humanité. Si, dans l'univers,
rien ne se perd, rien ne se crée, rien ne saurait être
préjudiciable ou favorable à la vie, au sens large du
I2Ô NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
mot, et il arrive seulement que ce qui est aban-
donné par une forme est gagné par une autre, au
gré de la lutte engagée entre toutes les choses. Pour
se placer, au point de vue particulier et restreint
auquel il s'est placé, lorsqu'il a formulé son crité-
rium de la valeur, Nietzsche a donc dû trouver en
lui-même un goût, un principe de partialité qui lui
fournît indépendamment de toute logique, — la
logique étant sans pouvoir en l'espèce, — une base
solide pour son évaluation. Ce goût se prononça en
faveur de la forme particulière de la vie qui était
représentée en lui-même : la forme humaine.
Restreint et déterminé par cette première élec-
tion, le critérium de Nietzsche va exiger, a-t-on dit,
pour son application, des interventions nouvelles
du parti pris, définissant quelles réalisations sont
désirables pour la vie humaine, précisant dans quel
sens la vie humaine doit être conservée et dévelop-
pée. Il s'en faut, en effet, que les hommes soient
d'accord sur ce qui leur convient, et, après que l'on
a éliminé l'opinion de tous ceux qui, selon le senti-
ment bouddhique, aspirent à la suppression de la
vie consciente, et préfèrent la vie animale à la vie
humaine, la vie végétale à la vie animale, l'inorga-
nique à l'organique et le néant à l'être, il reste
encore que, parmi les autres, des conceptions très
LE .PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 127
diverses ont cours sur ce qui est souhaitable ou
redoutable. Un développement dans le sens de la
culture est possible ou un développement dans le
sens du bien-être universel. Lequel est désirable ?
lequel doit être considéré comme favorable à la
vie?
Quelle que soit par la suite l'événement, il lui
faudra toujours*assignerj pour cause le triomphe
d'un groupe d'éléments sur un autre, en sorte que
le principe de la Volonté de puissance ne sera pas
plus mis en échec en un cas que dans Pautre et
qu'il ne peut par conséquent fixer, pour prendre
parti, aucune orientation logique au désir. La pré-
férence de Nietzsche, en faveur d'un mode déter-
miné de l'existence humaine, relève donc aussi
d'un parti pris de tempérament, et on ne saurait lui
reconnaître d'autre valeur ni d'autre autorité que
celle-ci : qu'elle affirme sa réalité dans le goût qui
l'exprime, qu'étant une réalité douée de quelque
pouvoir elle possède sa chance de prévaloir. Il ne
s'agit donc pas de la discuter, de l'apprécier par
rapport à quelque idée prise comme mesure de sa
valeur, car elle n'estpas la conséquence d'une opé-
ration de la raison, nul syllogisme ne la peut en-
gendrer. Bien au contraire, elle va être le point de
départ et la condition d'existence, sitôt qu'on l'aura
128 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
admise, de toute discussion possible, elle va deve-
nir la mesure des choses, c'est elle qui va justifier
ou condamner tout le reste, et, c'est à évaluer Futi-
lité des divers phénomènes dans leur rapport avec
elle que l'exercice de la raison va trouver son
usage. Elle ne fait point partie de ce monde spirituel
dont, selon l'expression de Pascal, on peut faire
ce que Ton veut. Elle appartient au monde physi-
que. Elle est la substance même de la vie, la vie,
selon le décret de Zarathoustra, étanten son entier
goûts et couleurs.
La sociologie telle qu'elle a été, le plus souvent
pratiquée, c'est-à-dire, en tant qu'elle prétend se
fonder sur un principe logique pour en déduire
des lois, ne procède pas autrement qu'une religion.
Elle commet cette faute métaphysique essentielle,
caractéristique de la croyance contemporaine, dont
on a dit qu'elle consiste à confondre la raison, art
de raisonner, art de voyager d'une idée à une
autre, avec la Raison, source et lieu des idées, qui
n'est qu'une transposition de la notion du divin,
telle qu'un Renan en dernière instance la poétisa.
Concevons donc, en antagonisme formel avec ce
point de vue, que pour Nietzsche un désir, un parti
pris fonde seul la sociologie. L'homme qui a une
valeur pour la vie sociale, c'est celui-là seul qui pos-
LE PARTI-PRIS SOCIOLOGIQUE 120,
sède une manière de sentir originale et propre,
indépendante de raisons qui la commandent, et
qui, parce qu'elle est réelle, tend à s'imposer.
Faire de la sociologie avec Nietzsche, c'est donc
rechercher et décrire quelles sont les manières de
sentir et de désirer propres à Nietzsche, puis, les
ayant précisées, d'y adhérer ou de les répudier.
II
Si, éliminant de l'œuvre de Nietzsche toute pro-
position qui se justifie par une raison, tout ce qui
s'appuie sur autre chose, pour s'élever et se formu-
ler, que sur sa propre vertu, la tendance psycho-
logique que l'on y rencontre, à l'état d'instinct et de
pure chimie, est un parti pris en faveur de la gran-
deur de la vie. Une suprématie exercée par l'ins-
tinct de grandeur sur l'instinct de bonheur, voilà,
semble-t-il, ce qui caractérise de la façon la plus
positive, l'état de fait que la philosophie de
Nietzsche tend à réaliser dans la vie humaine.
Encore, cet instinct de grandeur requiert-il peut-
être qu'on le définisse : il consiste en cette tendance,
caractéristique d'une catégorie d'êtres,qui les incite
..\SEa^--
l30 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
à pratiquer à l'égard d'eux-mêmes un constant
ascétisme dans le sens d'un entraînement propre
à augmenter leur puissance, qui les maintient dans
un état de tension toujours extrême et les anime
d'un désir de domination à l'égard des choses, des
êtres et d'eux-mêmes. Si, pour se mieux faire
entendre, il faut pourtant évaluer d'après cette
idée de bonheur que Ton semble ici nier, on con-
cédera que l'instinct de grandeur consiste à faire
tenir le bonheur en ce sentiment de supériorité
sur soi-même et sur l'extérieur, en ce sentiment
de croissance et dans la conscience d'une résis-
tance à tout moment surmontée. Un tel instinct de
grandeur est, ainsi qu'on l'a exposé au chapitre
consacré à Frédéric Nietzsche en DeKant à Nietzs-
che le grand ressort de la pensée du philosophe.,
c'est ce qu'il y a en lui d'absolument spécifique.
C'est sa propre psychologie que Nietzsche met en
scène lorsqu'il énonce dans la Volonté de Puis-
sance : « L'homme ne cherche pas le plaisir et n'é-
vite pas le déplaisir.... Ce que veut l'homme, ce que
veut la plus petite parcelle d'organisme vivant,
c'est une augmentation de puissance.» Et il pense
que loin d'éviter le déplaisir l'homme le recherche
parce qu'il a besoin de quelque chose qui s'oppose
à lui : « Toute victoire, tout sentiment de plaisir, tout
LE PARTI PAIS NO Ctll LOGIQUE l3l
événement, présuppose une résistance surmon-
tée (i). »
On ne saurait accorder pourtant que cette atti-
tude et cette tendance soient communes à tous les
hommes et Ton ne saurait oublier gue la loi du
moindre effort est un principe d'explication qui, en
psychologie, a fait ses preuves. On ne saurait ou-
blier la joie qui accompagne l'exécution de l'acte
consacré par une habitude répétée, joie déterminée
précisément par le défaut d'opposition que cet acte
rencontre. Si la tendance à situer la sensation de
plaisir dans le fait de la résistance surmontée existe
dans rhùmanité, la tendance contraire compte
sans doute un nombre de représentants au moins
égal et Ton ne saurait dire que l'une ou l'autre se
fonde sur autre chose que sur une idiosyncrasie
individuelle, sur une manière d'être, de nature pure-
ment physiologique sur un « je suis cela ».
Ce parti pris en faveur de la grandeur de la vie
humaine qui engendre la dureté envers soi-même
le goût de J'effort et l'amour de la lutte, va se
(i) La Volonté de Puissance, II, p. 84.
2 32 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
montrer, chez Nietzsche, accompagné d'autres pré-
dilections, dans le choix desquelles s'exprimera
encore cette grâce libre d'un premier mouvement
psychologique que la rigueur de la raison n'a pas
asujetti à des formes inflexibles, et qui tient de
lui-même sa fatalité. On pourrait tenter pourtant
de montrer un lien de nécessité logique entre cet
instinct de grandeur, si impérieux chez Nietzs-
che, et son goût décidé pour la culture, pour les
modes esthétiques de l'existence, pour toutes les
formes de l'art et de la connaissance. On pourrait
arguer que de telles plantes rares ne croissent que
sur un terrain préalablement ameubli par un long
effort, que ces formes raffinées de l'existence
humaine veulent des races et des peuples ayant
su d'abord s'exhausser au-dessus du besoin et dis-
posant d'un excédent de force. Une telle démons-
tration ne semble point chimérique. Peul-être
cependant ne comporte-t-elle pas une rigueur com-
plète. Peut-être n'est-il point certain qu'une force
exubérante, en haussant un peuple au-dessus du
besoin, s'exprime toujours en l'invention d'une
civilisation plus raffinée. Peut-être faut-il encore,
pour déterminer cette réussite, des hommes d'une
certaine sorte, chez lesquels les raffinements de
l'art et la politesse des mœurs correspondent à
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l33
un plaisir. La Grèce et Rome, avec des nuances
différentes, offrent des exemples historiques d'un
tel événement, mais Carthage, alors qu'elle pré-
valut, multiplia sa richesse, augmenta son com-
merce et ne manifesta point que sa mentalité se
fût accrue. Toutefois, quand bien même ce goût
de la culture et des formes les plus complexes
de la civilisation ne serait pas une conséquence
fatale de la passion pour la grandeur de la vie, il
n'en resterait pas moins que cette passion domi-
nante s'est orientée chez Nietzsche dans un tel
sens, en sorte que cette orientation, si elle n'est
pas nécessitée par son premier parti pris, est un
des aspects de ce parti pris, le définit et le précise.
II existe, en effet, chez Nietzsche une préférence
indéniable pour les modes de la civilisation qui s'é-
panouissent en une culture; le mot se rencontre
constamment dans ses écrits et il lui donne le sens
le plus étendu. La culture à ses yeux ne se tra-
duit pas seulement par l'expansion des lettres et
des arts ou par le progrès de la connaissance scien-
tifique ; elle s'exprime aussi dans la politesse des
mœurs, dans l'ornement ordonné de l'existence,
' dans tout ce qui contraste avec la barbarie. On
sait son goût pour les périodes historiques où se
manifestèrent de telles éclosions de la plante
l34 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
humaine, les quelques siècles de la vie hellénique,
le monde romain, en tant qu'il distribue sous les
lois d'un vaste empire les éléments de la vie anti-
que, l'époque de la renaissance, le dix-septième siè-
cle français.
Le parti pris de Nietzsche en faveur de la gran-
deur de la vie, en faveur des formes de civilisation
où cette grandeur s'exprime par une culture et par
des mœurs, aboutit enfin à un parti pris décidé en
faveur des sociétés aristocratiques en faveur, du
règne des élites. Ici toutefois, plutôt qu'un parti
pris, c'est une opinion qui s'exprime en cette pré-
dilection. Il faut marquer fortement la transition.
Faire tenir le bonheur dans la grandeur, dans le
sentiment de la puissance et dans la joie de la
résistance surmontée, c'est un parti pris pur et sim-
ple qui ne relève que d'une fatalité de tempérament
et s'oppose à un autre parti pris de même origine^
celui qui consiste à faire tenir le bonheur dans le
bien-être et dans la suppression de l'effort; mais
conclure à la nécessité du règne des élites pour
réaliser la grandeur, c'est formuler un moyen en
vue d'un but, c'est émettre une opinion,*et qui vau-
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l35
dra en raison de la rigueur de l'interprétation logi-
que des phénomènes, sous le jour de leur rapport
avec le but fixé par le parti pris. Le parti pris en
faveur de la grandeur et le parti pris en faveur
du bien-être, voici deux attitudes commandées par
un état de tempérament, par un : « Je suis cela, »
deux attitudes représentatives de deux catégories
d'hommes qu'aucun raisonnement ne peut concilier.
Voici deux points de vue entre lesquels est un lossé
creusé par la différence physiologique et que des
raisons dialectiques ne peuvent franchir. Au con-
traire, juger que le bien-être de l'humanité est la
conséquence de la suprématie du grand nombre,
ou juger que la grandeur de l'humanité est la con-
séquence du règne des élites, ou porter des juge-
ments où, les termes précédents seraient interver-
tis, ce sont là des conjectures sur lesquelles des
hommes appartenant pourtant à la même catégo-
rie physiologique peuvent ne point tomber d'ac-
cord. Il y a place ici pour des erreurs d'apprécia-
tion mentale, que rendent inévitables le nombre
et la variété des éléments qui entrent en un tel
problème, aussi bien que l'instabilité des circon-
stances qui encadrent tour à tour ces éléiùents.
C'est pourquoi il arrive que des hommes de caté-
gorie physiologique opposée se rencontrent par-
9-
1 36 NIETZSCHE ET LÀ RÉFORME PHILOSOPHIQUE
fois en une même opinion politique ou sociale^
tandis, que des hommes de physiologie pareille
se font face en ennemis dans des camps opposés.
La loi d'ironie intervient toujours ici, qui fait pour
ceux-ci ou pour ceux-là que leurs actes militent
au rebours de leurs désirs.
Pour tout partisan de la grandeur de la vie,
l'examen et la discussion des idées de Nietzsche
offrent le plus haut intérêt. Ces idées sont fortement
tranchées et contrastent violemment avec les ten-
dances de la sociologie moderne. Si, pour ce motif
elles blessent la sensibilité rationaliste, il ne faut
pas oublier pourtant qu'elles sont fondées sur des
observations profondes, qu'elles relèvent d'une sin-
cérité et d'une indépendance de pensée absolues,
en même temps qu'elles témoignent, parles déplace-
ments de points de vue auxquels elles contraignent
l'esprit, d'une extraordinaire vigueur intellectuelle.
Nietzsche établit donc une corrélation entre ces
deux faits : l'évolution ascendante de la vie hu-
maine et le fait aristocratique. Mais le fait aristocra-
tique se ramène à un autre fait plus primitif avec
lequel il se confond: un fait de commandement. Si
LE PAFIT1 PUIS SOCIOLOGIQUE iS 9 ]
l'aristocrate peat être distingué par la suite à l'in-
dice de certaines qualités qui lui sont propres, c'est
le fait de commander et d'être le maître qui est tout
d'abord son unique caractère distinctif, les autres
caractères ne pouvant se développer qu'à la faveur
de celui-là.
Or il s'agirait d'établir avec Nietzsche que, par-
tout où se manifeste un état d'évolution ascendante,
se révèle aussi la présence de quelque chose qui
commande et par conséquent de quelque chose
aussi qui obéit. Il s'agirait d'établir que, partout
où se manifeste un état d'évolution ascendante,
existe aussi, entre les éléments qui 'participent au
jeu du phénomène, un état de différenciation et
d'inégalité par contraste avec l'état d'indifférencia-
tion et d'égalité parfaite qui semble devoir exister
entre tous les éléments d'une chose incapable de
changement. Poser la question en ces termes, c'est,
semble t-il, la résoudre, c'est la résoudre en faveur
de la nécessité d'une hiérarchie dont le fait aris-
tocratique se montre une conséquence. Sous ce
jour, là proposition de Nietzsche apparaît donc déjà
très forte. Le phénomène biologique, si on le con-
sulte, renforce d'un exemple particulier la valeur
de cette vue générale.
L'évolution tout entière de la vie animale recon-
l38 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
naît en effet pour origine et pour moyen des asso-
ciations de cellules ; or ces associations, pour être
efficaces et donner naissaîice a des formes nou-
velles, doivent être accompagnées de phénomènes
d'abdication et de spécialisation, telles cellules
associées renonçant à telles de leurs fonctions
pour en remplir plus parfaitement quelques autres,
les unes assumant la tâche de pourvoir à la nutri-
tion de l'ensemble, les autres se chargeant des rela-
tions avec Pextérieur. Ces dernières engendrent,
par différenciation du sens du toucher, les divers
sens du goût, de l'odorat; de l'ouïe et de la vue :
voici naître avec elles les saveurs, les couleurs, les
odeurs et les sons; le monde se formule, émerge
de l'invisible. Et, parmi ces éléments biologiques
déjà supérieurs, voici se constituer des groupes
nouveaux qui coordonnent l'action des autres
groupes, dirigent leur activité et prennent d'autant
plus d'importance que les formes vivantes où ils
se rencontrent occupent, dans l'échelle animale, un
rang plus élevé.
Ainsi l'association fait apparaître dans la vie
jusque-là homogène et indistincte des différencia-
tions ; elle donne naissance aux organismes et se
montre, par la suite, condition de toute vie ascen-
dante. Or, que distingue t-on au principe de toute
~^^|
LE PÀÏITI PRIS SOCIOLOGIQUE l3o,
association? Quel est le fait essentiel qui rend l'as-
sociation efficace? un fait de suprématie ; un fait de
suprématie pur et simple qui délègue à tel élément
ou à tel groupe d'éléments le pouvoir de comman-
der à d'autres, qui contraint les uns à accepter
dans un ensemble les fonctions subalternes, tandis
que les autres s'emparent des fonctions supérieu-
res. Un fait, non pas une idée. L'idée de force
serait elle-même ici de nature trop métaphysique ;
car si, à une époque avancée déjà de l'évolution,
Les qualités individuelles qui, tour à tour, représen-
tent le mieux la force, sont propres à procurer l'a-
vantage d'une suprématie, dans la vie inférieure,
et aux origines, ce fait est le produit pur et simple
des circonstances. Ainsi est-ce sans doute une ques-
tion de situation dans l'espace, à quelque moment
de la durée, qui, entre des groupes rudimentaires de
cellules venant à s'associer, fixe le rang et la hié-
rarchie, assignant à celles-ci le soin des relations
avec l'extérieur d'où naîtront plus tard les fonc-
tions intellectuelles et confinant celles-là dans les
fonctions de nutrition.
Quelle que soit d'ailleurs sa cause, c'est ce fait de
suprématie qui se montre le moyen efficace de toute
association, et il se montre tel en engendrant un
fait d'exploitation qui est, à vrai dire, sa propre
l4o NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
mise en œuvre. Ainsi, entre des milliards de cel-
lules semblables, il n'y a pas à distinguer. Mais
sitôt que Tune de ces unités biologiques est parve-
nue à faire accomplir par une autre une partie du
travail qu'elle accomplissait seule, voici créé un
être supérieur et qui va se différencier de tous les
autres par un caractère plus complexe, en même
temps que par une puissance plus grande. Dans
les profondeurs de la biologie, parmi le chaos des
êtres amorphes, c'est un fait de césarisme qui ins-
titue le premier organisme.
Nietzsche s'est emparé de cette nécessité natu-
relle; il l'a formulée sans réticence. L'exploitation
a-t-il dit dans Par de là le Bien et le Mal (i), « ap-
partient à l'essence de la vie comme fonction orga-
nique fondamentale, elle est conséquence de la
volonté de puissance » ; et, dans le même ouvrage,
il nous parle d'une interprétation des lois de la
nature qui nous mettrait devant les yeux « la
volonté de puissance exempte de restrictions et in-
conditionnée, de telle sorte que chaque mot, même
le mot tyrannie, apparût déplacé au fond ou comme
une métaphore adoucissante, affaiblissante déjà,
comme trop humain ».
(i) P. ai8. Ed. in-8* du Mercure de France.
LE PARTI PBIS SOCIOLOGIQUE l4l
Nul n'est tenu de prendre parti pour la vie
ascendante, mais qui prend un tel parti est tenu
d'accepter les moyens qui procurent sa réalisation.
Ainsi pense Nietzsche et son parti pris est trop
décidé pour qu'il regarde à ces moyens. Pour mieux
dire, ces moyens, de ce qu'ils procurent le but con-
voité, s'ennoblissent à ses yeux et lui deviennent
vénérables. Tyrannie, exploitation, mots décriés
parles hommes, mots calomniés; pour lui les mots
suprêmes qui fondent la vie, les faits sacrés qui
président au sursum, au premier exhaussement de
la vie au-dessus d'elle-même. Aussi n'a-t-il pas
hésité à appliquer les règles positives de la biolo-
gie aux choses de la vie sociale. Il n'a pas pensé
que les hommes fussent soumis à des lois et à des
coutumes différentes de celles qui président à l'évo-
lution générale de la Vie. Or le fait de suprématie,
fondé sur la force, qui se montre la cause de toute
évolution ascendante, trouve son équivalent en
sociologie dans le fait aristocratique.
Historiquement, Nietzsche explique, ainsi qu'on
l'a déjà montré, la formation des sociétés humaines
par l'asservissement d'une race d'hommes faibles
""^ ^m^w r
l42 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
et doux à la domination d'une bande de guerriers.
Ceux-ci,. sans tenir compte aucunement des buts
poursuivis jusque-là par les vaincus, tournent leur
activité à les servir, se déchargent sur eux des tâches
subalternes, réservant leur propre activité pour
des tâches plus nobles, pour des soucis à inventer,
et qu'ils inventent, s'ils sont d'imagination ingé-
nieuse et créatrice. D'ailleurs, par la contrainte
qu'ils imposent aux vaincus, par les travaux choi-
sis auxquels ils les astreignent, ils" développent et
perfectionnent, parmi ces hommes adonnés jus-
que-là à des labeurs pareils, des qualités nouvelles
et plus précises, des buts nouveaux et plus subtils.
Les choses se passent ici comme en biologie où
l'on a montré les cellules du toucher se différen-
ciant en cellules de l'odorat, de l'ouïe et de la vue.
L'élite aristocratique, et qui commande, assume ici
cette tâche si essentielle pour le développement de
la vie supérieure : elle limite et définit les activités,
afin de les multiplier, de les diversifier, de les spé-
cialiser.
Pour bien remplir cette tâche, la qualité la plus
nécessaire à cette élite est la foi égoïste en sa pro-
pre bonté. « Ce qui distingue, dit Nietzsche, une
bonne et saine aristocratie, c'est qu'elle ne se sent
pas comme fonction (soit de la royauté, soit de la
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l43
communauté), mais comme le sens et la plus haute
justification de la société; qu'en conséquence elle
accepte d'un cœ.ur léger le sacrifice d'une foule
d'hommes qui, pour son bien, devraient être ré-
duits et amoindris à l'état d'hommes incomplets,
d'esclaves* d'instruments (i). » Et justifiant, d'un
point de vue historique, la rigueur de cette doc-
trine, il constate : « Toute élévation du type homme
a été jusqu'ici l'œuvre d'une société aristocratique,
et il en sera toujours de même : d'une société qui
croit à une longue succession d'ordres, de rangs et
de différences de valeur d'homme à homme et qui
a besoin de l'esclavage dans un sens quelcon-
que (2). »
D'ailleurs, pour Nietzsche, ces guerriers qui,
aux premiers âges de l'histoire, fondent le principe
d'autorité ne sont pas supérieurs aux hommes
qu'ils asservissent par la seule force physique. Ces
maîtres sont réellement, d'une façon générale,
des échantillons d'humanité supérieure. Ils sont
positivement l'expression d'une réussite physiolo-
gique; ce sont des êtres chez lesquels les instincts
sont parvenus à se coordonner selon une hiérar-
chie, en sorte que tous ces instincts convergent
(1) Par delà le Bien et le Mal, p. 216.
(a) Par delà le Bien et le Mal, p. 2i5. f
l44 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
harmonieusement vers un même but. Cette conver-
gence et cette harmonie qui constituent leur valeur
individuelle se sont formées chez eux, hors du
regard de la conscience, en un obscur conflit des
cellules et des centres nerveux qui a abouti à un
fait de domination, à une hiérarchie physiologique.
En ce sens, l'aristocrate, le maître, Phomme à la
conscience robuste d'Ibsen, obéit lui-même à un
principe directeur et c'est parce qu'il sait obéir qu'il
sait commander. Nietzsche subordonne ainsi, d'un
point de vue profond de physiologie, le principe
aristocratique au principe d'autorité et de hiérar-
chie qui est l'âme même de sa conception de la vie.
« Tout ce qui est vivant est une chose obéissante,
dit Zarathoustra ; on commande à celui qui ne
sait pas s'obéir à lui-même. C'est là la coutume de
ce qui est vivant (i). »
Obéir est le fait essentiel. A qui ou à quoi? Cela
n'est pas ce qui importe. Mais le fait lui-même de
l'obéissance est créateur du réel, le fait d'être dé-
terminé d'une façon constante, ce fait qu'un en-
semble d'unités quelconques est soumis à la tyran-
nie de lois arbitraires et soustrait à la liberté, au
laisser-aller, au chaos. Mais s'il importe peu de
(i) Ainsi parlait Zarathoustra. Ed. in-8°du Mercure, de France,
p. 157.
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l45
savoir d'où vient le commandement, deux choses
importent infiniment pour qu'un faisceau, un orga-
nisme, une nation soient créés là, où n'étaient que
des éléments épars : il faut que ce commandement
dispose de la force nécessaire pour se faire observer,
il faut aussi qu'il s'exerce dans une direction dé-
terminée et constante. « Le principal au ciel et sur
la terre, pour le dire encore une fois, c'est d'obéir
longtemps dans une même direction : il en résulte
toujours à la longue queltue chose pour quoi il
vaut la peine de vivre sur la terre, par exemple la
vertu, l'art, la musique, la danse, la raison, l'esprit,
quelque chose qui transfigure, quelque chose de
raffiné, de fou et de divin (i). » Ainsi s'exprime
Nietzsche dans Par delà le Bien et le Mal. « L'es-
sentiel et l'inappréciable dans toute morale, dit-il
encore, c'est qu'elle est une longue contrainte (2), »
et c'est sur cette condition maîtresse qu'il insiste sans
cesse : le fait même de la contrainte, le fait d'une
autorité devenue assez forte pour décréter une loi
constante et en garantir l'exécution, voilà ce qui
vaut pour la vie, et il cite, il multiplie les exem"
pies : « La discipline, dira-t-il, que s'imposait le
penseur de méditer selon une règle d'église et de
(1) P. 106. Ed. in-8° du Mercure de France.
(2) P. 104. Ed. in-8 # du Mercure de France.
l46 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
cour, ou selon des hypothèses aristotéliciennes, la
longue volonté intellectuelle d'expliquer tout ce
qui arrive par un schéma chrétien, de découvrir
et de justifier le Dieu chrétien en toute occurrence,
toutes ces choses violentes, arbitraires, dures, ter-
ribles et déraisonnables se sont révélées comme
des moyens d'éducation par quoi l'esprit européen
a obtenu sa vigueur, sa curiosité impitoyable, sa
mobilité subtile( i). » Or, ce qui faisait la valeur pour
la vie de ces règles quelconques, ce n'était pas
qu'elles valussent plus ou moins par elles-mêmes .
Mais elles valaient parce qu'elles avaient le pou-
voir de s'imposer et parce que, se répétant avec
insistance, elles construisaient et fortifiaient, par le
fait de ces répétitions accumulées, des réalités.
On voit maintenant ce qui constitue, au regard
de Nietzsche, l'utilité vitale d'une aristocratie. Cette
élite réalise, dans tout groupe où elle existe, les
deux conditions indispensables à la formation d'une
réalité sociale : un commandement et une volonté
fixe qui répète le commandement selon un rythme
toujours semblable à lui-même. Dire qu'une élite
aristocratique commande, c'est, lorsque l'on em-
ploie ce terme au sens de Nietzsche, commettre un
(i) P. io5, éd. in-8« du Mercure de France.
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l47
pléonasme : une aristocratie qui ne dispose plus de
la force impérative cesse à ses yeux d'être une aris-
tocratie . Mais ce groupe de maîtres va aussi com-
mander d'une façon durable et continue dans une
même direction, parce que les hommes qui le com-
posent sont, ainsi qu'on l'a dit, l'expression d'une
réussite physiologique. Ils sont quelque chose
d'achevé et de fixé. Ils sont pleinement satisfaits
d'eux-mêmes; ils ont foi en leur propre excellence,
ils ont dépassé la période des hésitations et des
recherches. Persuadés qu'ils sont d'avoir réalisé le
parfait, ils considèrent avec une méfiance hostile
toute nouveauté. C'est grâce à ces qualités de mé-
fiance d'autrui et de confiance en eux-mêmes qu'ils
vont pétrir la matière humaine selon des formes
fixes, la durcir, et, en lui retirant la souplesse de
1 argile «t la possibilité de varier, lui donner en
échange une réalité définie. C'est par leur inter-
vention que ce qui n'était qu'un commencement ne
va pas rester seulement un commencement, mais
va, par l'audace d'un choix irrévocable, persister
dans savoie et renoncer au rêve infini des possibles
pour décider du réel.
Par la vertu de cette contrainte qui limite l'éner-
gie et la canalise afin de l'accumuler et la ciseler, se
constitue ce qui est, selon Nietzsche, le moyen de
l48 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
toute civilisation, une culture, et cette culture, cette
culture d'hommes, donne naissance à ce qu'il tient
pour le sceau et pour la fleur de toute civilisation :
des mœurs. « Toute morale, énonce M. Pierre
Lasserre, en une formule (i) où se manifeste une
rare entente du sens aristocratique, selon sa valeur
essentielle et dans ses nuances les plus fines, à la
façon dont Nietzsche le concevait, toute morale,
donc toute règle de mœurs qui a été reconnue pour
bonne ici ou là, en même temps qu'elle marque ses
directions à l'énergie humaine, est une œuvre de
cette énergie. Elle est le legs de beaucoup de
générations d'ancêtres obstinées et patientes à se
travailler, à se réprimer, à s'accentuer elles-mêmes
en un certain sens. » Et, définissant le rôle de
l'aristocratie, il lui assigne cette tâche majeure :
« l'enfantement et l'entretien des belles-mœurs. »
IV
Telles sont les qualités que Nietzsche exige d'une
aristocratie, tel est le rôle qu'il lui assigne, créateur
à l'origine des mœurs, conservateur par la suite des
(i) La morale de Nietzsche, Ed. du Mercure de France, p. 26.
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l49
belles-mœurs. Mais ce qu'il faut retenir avant tout,
c'est que le fait aristocratique est représentatif, à
ses yeux, dans le milieu social, de ce fait de supré-
matie qui, en biologie, institue, entre des éléments
pareils, des différenciations, entre des éléments
égaux, des inégalités, des rapports de dépendance
et de hiérarchie, par lesquels la vie hautement
organisée devient possible.
Au regard de Nietzsche, il existe donc deux grou-
pes antagonistes d'idées associées : il y a associa-
tion d'une part entre les idées aristocratie, prin-
cipe d'autorité, hiérarchie, inégalité, différenciation,
impliquant contrainte, obéissance, exploitation,
spécialisation, vie ascendante ; il y a association
d'autre part entre les idées règne du grand nombre,
égalité, indifférenciation, liberté, anarchie, chaos,
dégénérescence, dissolution, vie en déclin. Dans le
premier groupe se montrent toutes les conditions
qui déterminent la grandeur de la vie, dans le
second toutes les manières d'être qui déterminent
l'abaissement de la vie au-dessous d'elle-même. Le
parti prisrde Nietzsche en faveur de la grandeur
de la vie va donc faire ce que ne pouvaient faire
les analyses de sa réforme philosophique : il va
fournir une base à la condamnation prononcée par
Nietzsche contre le mouvement judéo-chrétien et
l5o NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
Pidéal égalitaire. Que ces doctrines religieuses et
sociales se couvrissent d'un mensonge,on a montré,
en effet, que cela ne pouvait être une objection
contre elles de la part d'une philosophie qui, en
dernière analyse, s'est établie en cette formule.
« Ce qui peut être conçu est nécessairement une
fiction (i). «Mais que ces doctrines fussent une
cause d'abaissement pour la vie, c'est ce que ne
pouvait tolérer cet instinct de grandeur qui s'est
mis à philosopher avec Frédéric Nietzsche.
Avec cette analyse des causes qui ont déterminé
l'hostilité de Nietzsche contre le christianisme et
la Révolution, nous sommes au cœur même de sa
philosophie. Selon Nietzsche, ainsi qu'on sait,
l'instinct de connaissance n'est pas le père de la
philosophie. Il n'est jamais qu'un moyen et un ins-
trument, au service d'un autre instinct, qui l'utilise
pour se représenter lui-même comme la fin der-
nière de l'existence. Nietzsche ne prétend pas qu'il
en soit autrement avec lui. Le seul point par où il
se distingue des autres philosophes est celui-ci :
tandis que ceux-ci cachent leur manœuvre et le plus
souvent en sont dupes, lui, montre au grand jour
l'instinct qui est chez lui dominant, qui, avec lui, se
prend à philosopher et aspire à dominer.
(i) La Volonté de Puissance, II, p. 28.
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l5l
Cet instinct, c'est précisément cette passion de
grandeur qui l'anime d'une ardeur si violente pour
tout ce qui exalte la vie, d'une haine si forte con-
tre tout ce qui la fait déchoir. C'est donc dans leur
rapport avec cet instinct qu'il nous faut expliquer,
sousunjourde dépendance,toutes les autres parties
de cette philosophie. Or, il faut confesser que toute
cette part de l'œuvré de Nietzsche de nature pure-
ment intellectuelle, à laquelle fut donnée en ce volume
la première place, en tant que Réforme delà philo-
sophie, n'est dans l'ordonnance hiérarchique de la
pensée du philosophe qu'un moyen, moyen de des-
truction dirigé contre des conceptions régnantes et
qui constituaient à ses yeux une menace pour la vie.
On peut penser, peut-être, que si le mensonge type
qu'est, en son essence, l'idée d'une vérité en soi eût
favorisé de notre temps un état favorable à la gran-
deur de la vie, Nietzsche n'aurait pas songé à di-
vulguer ce mensonge» n'aurait pas dirigé contre lui
cette suite d'analyses par lesquelles, détachant tous
les masques idéologiques, il a contraint toutes les
faces des choses à se montrer à nu, à laisser voir,
sous le fard de la métaphysique, leurs couleurs
véritables.
■^ter--
l52 NIETZSCHE ET LA REFORME PHIU)SOPHIQUE
C'est donc sous l'empire de l'instinct de gran-
deur, qui est le grand ressort de ses jugements et
de ses opinions, que Nietzsche a porté contre l'idéal
révolutionnaire et surtout, contre tout le rationa-
lisme à forme encore chrétienne qu'il traîne à sa
suite, les sentences les plus dures. Il n'y avait pas
lieu de les relater, lorsqu'au cours des analyses
d'une première étude on montrait le critique préoc-
cupé seulement de divulguer le mensonge idéolo-
gique sous le manteau duquel la doctrine égalitaire
avait grandi. Il faut au contraire les produire main-
tenant, en témoignage du parti pris de l'hotnme.
Il n'est pas une des formes de cette doctrine que
Nietzsche ait épargnée. On le voit s'élever contre
ce qu'il nomme les idées anglaises, contre la doc-
trine encyclopédique qui les vulgarisa et mit au ser-
vice de leur expansion toute la clarté du génie fran-
çais. Mais il condamne surtout, comme contraire aux
lois de la vie, le principe même de la Révolution,
l'idée à' égalité, a La farce sanglante qui se joua
alors, dit-il dans le Crépuscule des Idoles, « l'im-
moralité » de la Révolution, tout cela m'est égal ;
ce que je hais c'est sa moralité à la Rousseau, —
rîPE?*""
LE PARTI PIUS SOCIOLOGIQUE l53
les soi-disant « vérités » de la Révolution, par les-
quelles elle exerce encore son action et sa persua-
sion sur tout ce qui est plat et médiocre. La doc-
trine de l'égalité, mais il n'y a- pas de poison plus
vénéneux, car elle paraît prêchée par la justice
lorsqu'elle est la fin de toute justice. Aux égaux,
égalité ; aux inégaux, inégalité : tel devrait être le
langage de toute justice, et ce qui s'en suit néces-
sairement, ce serait de ne jamais égaliser des iné-
galités (i). » De son point de vue d'observateur
scientifique des procédés biologiques, il ne voit
dans la prétention égalitaire que la négation
même de ces procédés, la formule du chaos et du
néant. « Ce côté révolutionnaire, dit-il dans le
Crépuscule des Idoles, est une des formes de Tir-
réel. » Et, dans le Gai Savoir, il déclare : « Nous
ne sommes absolument pas libéraux, nous ne tra-
vaillons pas pour le « progrès », nous n'avons pas
besoin de boucher nos oreilles pour ne pas enten-
dre les sirènes de l'avenir qui chantent sur la place
publique. Ce qu'elles chantent : « Droits égaux,
Société libre, » cela ne nous attire point ; — en
somme, nous ne trouvons pas désirable que le rè-
gne de la justice et de la concorde soit fondé sur
(l) P. 923.
1 54 NIETZSCHE ET LA. RÉFORME PHILOSOPHIQUE
la terre ; parce que ce règne serait en tous les cas le
règne de la médiocrité et de la chinoiserie (i). »
Dans le Crépuscule des Idoles^ rattachant à sa
cause ce besoin d'égalité : « Nous vivons, dit-il,
dans une époque de faiblesse. Cette faiblesse pro-
duit et exige nos vertus. L'égalité, une certaine assi-
milation affective qui ne fait que s'exprimer dans la
théorie des droits égaux, appartient essentiellement
à une civilisation descendante : l'abîme entre
homme et homme, entre une classe et une autre,
la multiplicité des types, la volonté d'être soi, de
se distinguer, ce que j'appelle « le pathos des
« dislances », est le propre de toutes les époques
fortes (2). »
La sévérité des jugements de Nietzsche à Fégard
des principes de la Révolution est de beaucoup
dépassée par celle dont il témoigne à l'égard du
christianisme. C'est qu'entre l'idéal égalitaire de la
Révolution et l'idéal chrétien, il ne voit de diffé-
rence que celle de la cause à son effet, et, logique-
( 1) Le Gai Savoir, p. 374.
( 2 ) Le Crépuscule des Idoles, p. 207.
LE PARTI PAIS SOCIOLOGIQUE 1 55
ment, c'est à la cause qu'il a voué son aversion la
plus forte.
Il faudrait remplir un chapitre à citer en témoi-
gnage de cette aversion des phrases décisives.
Nietzsche, d'ailleurs, n'a-t-il pas consacré un livre
entier, l'Antéchrist, à se décharger du sentiment
d'horreur et de répulsion que lui inspire l'idée chré-
tienne. « Le mouvement chrétien, dit-il, en tant
que mouvement européen, est créé dès l'abord par
l'accumulation des éléments de rebut et de déchet
de toutes espèces (ce sont eux qui cherchent la puis-
sance dans le christianisme). Il n'exprime point la
dégénérescence d'une race, mais il est un conglo-
mérat et une agrégation des formes de décadence
venant de partout, accumulées et se cherchant réci-
proquement. .. Le christianisme a incorporé la ran-
cune instinctive des malades contre les bien por-
tants, contre la santé. Tout ce qui est droit, fier,
superbe, labeauté avant tout, lui fait mal aux oreilles
et aux yeux. Je rappelle encore une fois l'inappré-
ciable parole de saint Paul : « Dieu a choisi ce qui est
faibledevantlemonde, ce quiestignoble et méprisé :
c'est là ce qui fut la formule, in hoc signo la déca-
dence fut victorieuse. .. le christianisme fut jusqu'à
présentie plus grand malheur de l'humanité (1). »
(1) U Antéchrist, dans le Crépuscule des Idoles, p. 3a i.
l5Ô NIETZSCHE ET I*A REFORME PHILOSOPHIQUE
A propos de l'invention de l'âme immortelle, éga-
lant tous les hommes entre eux, il dit: « Le poison
de la doctrine des droits égaux pour tous, ce poi-
son, le christianisme Ta semé par principe; le chris-
tianisme a détruit notre bonheur sur la terre...
Accorder l'immortalité à Pierre et à Paul fut jus-
qu'à présent l'attentat le plus énorme, le plus mé-
chant contre l'humanité noble... Le christianisme
est une insurrection de tout ce qui rampe contre
tout ce qui est élevé (i). » Et, dans la Volonté de
Puissance : « Il faut, dit-il, considérer la croix
comme fit Goethe (2), » Gœthe qui, dans ses Epi-
grammes vénitiennes, associait dans une même
répugnance la fumée du tabac, les punaises, l'ail
et la croix.
Pour qui connaît la genèse de ces jugements de
Nietzsche, aucun doute ne peut exister sur la na-
ture du parti pris qui le guide, et il demeure qu'il
faut tenir Nietzsche pour le théoricien du principe
d'autorité, pour le partisan, au prix qu'il y faut
(1) L'Antéchrist, p. 3o4.
(2) T. I, p. x66,
TT-*3"
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l^']
mettre, des hiérarchies qui rendent possibles les
formes les plus hautes de la civilisation. Pourtant,
cet esprit positif a pu paraître tout d'abord, au re-
gard d'un examen superficiel, se rencontrer en une
fureur commune de destruction avec les esprits du
type le plus opposé, avec ceux du type révolution-
naire le plus outré. Et si Ton considère que la so-
ciété européenne actuelle est à base essentiellement
chrétienne, les attaques de Nietzsche contre le
christianisme,, les plus éloquentes et les plus terri-
bles qui aient jamais été proférées, pouvaient don-
ner quelque crédit à cette interprétation. Nietzsche,
d'ailleurs, n'a épargné aucune des valeurs glorifiées
par la Société actuelle, et, pour donner à sa pensée
une forme plus paradoxale, plus frappante et plus
blessante, il a conservé, aux adversaires qu'il pro-
voquait, leurs anciens noms vénérés. Ce sont les
bons et les justes, « Brisez, brisez-moi les bons et
lesjustes, » (i) s'écrie Zarathoustra, et, en ennemi de
l'ordre reconnu et des choses sacrées, « Zarathous-
tra, dit-il, ne doit pas être le berger et le chien du
troupeau 1 Pour détourner beaucoup de gens du
troupeau, voilà pourquoi je suis venu. Le peuple
et le troupeau s'irritent contre moi. Zarathoustra
veut être traité de brigand par les bergers. »
- (i) Ainsi parlait Zarathoustra, p. 3o2.
i58 : :he et la reforme philosophique
On sait maintenant que ces attaques à outrance
contre tout l'idéal contemporain ne créent entre
Nietzsche et le révolutionnaire politique aucune
similitude. Dès que Ton regarde aux mobiles qui
font agir celui-ci et aux motifs qui le déterminent
I u i -même r on s'aperçoit que l'un et Pautre ne diffèrent
jamais autant que lorsqu'ils semblent ainsi s'unir :
la rencontre qui les associe fait éclater un antago-
nisme irréductible.
L'esprit du type révolutionnaire attaque, en
efïH, les institutions établies parce qu'il les juge
attentatoires àrla liberté de l'individu, parce qu'elles
enient une contrainte trop violente à son gré,
parce qu'elles souffrent, sanctionnent et développent
des différences trop flagrantes entre les hommes,
parce qu'elles s'accommodent encore de l'injustice
et de rineValiti, enfin parce qu'il juge la vie com-
paUlik»aYci:plusdedouceur.Or,Nietzsche condamne
ces mêmes institutions et les veut ruiner parce
qu'elles comportent trop de laisser-aller, parce
qu'elles tondent à niveler les hommes, à les réduire
en une niasse amorphe où les individualités fortes
et noliles sont confondues avec les faibles et les
vulgaires, parce que la hiérarchie y fait défaut,
parce que le commandement y est affaibli, parce
que tout y est disposé de façon à entraver l'action
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l5$
des hommes capables de créer des buts à la vie et
d'intéresser les autres hommes à ces buts ou de les
asservir à leur conquête. L'esprit du type révolu-
tionnaire se plaint des institutions parce qu'elles
comportent encore des maîtres ; Nietzsche les veut
détruire parce que l'action des maîtres ne s'y fait
plus sentir, en sorte queremploi de moyens pareils
traduit ici de la façon plus complète l'antagonisme
des volontés.
L'attitude de Nietzsche à l'égard 'du temps pré-
sent est la conséquence d'une appréciation, d'un
diagnostic. Selon lui, toutes les valeurs morales
reconnues pour bonnes par la civilisation actuelle,
esprit d'égalité, libéralisme, altruisme, renonce-
ment chrétien, sont des valeur de décadence, pro-
pres à abaisser la vie au-dessous d'elle-même, car
elles sont en opposition avec les conditions ascen-
dantes de la vie. Il conclut donc, par amour des
formes supérieures de l'existence, à une transva-
luation de toutes les valeurs actuelles, à la destruc-
tion de fond en comble de tout l'idéal contemporain.
Il en est de même, toutes les fois qu'il s'agit pour
lui de se déclarer pour ou contre un état social
donné : un jugement de- fait s'interpose toujours
entre son parti pris invariable d'amoureux de la
grandeur de la vie et l'attitude opportune qu'il lui
l60 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
faut adopter. Cet état social renferme-lril un prin-
cipe de commandement? Y trouve-t-on, avec une
autorité proposant et imposant des buts à l'activité
des hommes, des garanties de croissance pour la vie?
Le meilleur règne-t-il? Y a-t-il des valeurs dans les
choses? Et sitôt qu'un état social ne lui semble pas
réunir les conditions nécessaires à la grandeur de
la vie, cette appréciation, vraie ou fausse, le pose
nécessairement en ennemi et en destructeur de cet
état social. Il va donc préconiser, en vue de réa-
liser la ruine d'un état contraire à la grandeur de
la vie, les attitudes exactement opposées à celles
qui fondent la grandeur de la vie : contre cet état
de choses, il va déchaîner toutes les forces qui
désorganisent, l'individualisme à outrance, l'esprit
égalitaire, la passion delà liberté poussée au point
où elle exclut la possibilité d'une discipline, par-
dessus tout, cet esprit d'analyse qui ruine les men-
songes sacrés et détruit la présomption de vérité dont
se fortifie toute autorité de fait. Et si l'état social
qu'il envisage comporte déjà tous ces principes de
corruption, il va souhaiter les voir s'accroître, afin
qu'il s'affaiblisse de lui-même et tombe bientôt à
la merci d'une espèce d'hommes meilleure, capa-
ble de pétrir cette matière amollie et de réduire
en esclavage, pour des desseins nouveaux, cette
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l6l
substance humaine décomposée. « Tout ce qui est
d'aujourd'hui, prononce Zarathoustra, tombe et se
décompose : qui donc voudrait le retenir? Mais
moi, moi, je veux encore le pousser (i). » Tout le
Zarathoustra repose sur une appréciation de dé-
clin portée sur la vie; c'est en raison d'une telle
appréciation que le prophète commande à ses
compagnons : « Brisez, brisez-moi les bons et les
justes, » les bons et les justes qui perpétuent
ce déclin de la vie.
On se saurait donc interpréter de la part de
Nietzsche, comme une contradiction de sa doctrine
autoritaire, cet appel à l'anarchisme, à l'Indivi-
dualisme, à tous les dissolvants de l'ordre social,
fait en vue d'un cas particulier: la destruction delà
civilisation actuelle. Cette attitude est commandée
logiquement par l'appréciation qu'il porte, à tort
ou à raison, sur la valeur de cette civilisât ton, 11
nous faut concevoir, au contraire, d'un point dé vue
de théorie pure, que Nietzsche n'est jamais plus
passionnément épris de la beauté et de la grandeur
de la Vie, qu'il n'est jamais plus loin de 1 esprit
anarchiste, que lorsqu'il se manifeste dans son
œuvre sous l'apparence d'un génie destructeur et
(i) p. 296.
l62 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
nihiliste. La destruction n'est jamais pour lui que
moyen. Celui qui brise ici les tables de valeurs des
bons et des justes, le destructeur, le criminel, « c'est
celui-là le créateur, » dit Zarathoustra. « Nous
réfléchissons, est-il écrit dans le Gai Savoir, à la
nécessité d'un ordre nouveau et aussi d'un nouvel
esclavage; car pour tout renforcement, pour toute
élévation du type homme, il faut une espèce d'as-
servissement, n'est-il pas vrai? » Et Zarathoustra
appelle de ses vœux « une nouvelle noblesse qui
écrive de nouveau le mot noble sur de nouvelles
tables (i) ».
Si d'ailleurs il avait pu rester jusqu'en ces derniers
temps quelques doutes sur le caractère positif de
la philosophie de Nietzsche, la Volonté de Puis-
sance, dont M. Henri Albert nous a donné en l'an-
née i cfo3 la traduction, les eût entièrement dissipés.
Dans ce livre où Nietzsche a systématisé l'ensem-
ble de sa pensée, il dénonce comme un état de fait
l'existence d'un nihilisme européen. Il en énumère
tous les symptômes, il en analyse les causes. En
U) p. is 7 .
LB PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l63
son essence, il le voit strictement déterminé par
cette circonstance que le monde, tel qu'il apparaît
aujourd'hui au regard critique, se montre incon-
ciliable avec l'image que les hommes s'en étaient
composée, avec l'interprétation qu'ils avaient inven-
tée pour lui donner un sens et qui, seule, lui conférait
à leurs yeux une valeur. Du fait de ce désaccord,
le monde est déprécié, il semble désormais que
tout soit « en vain », et Nietzsche pose le problème
sous cette forme saisissante : « Voici venir la con-
tradiction entre le monde que nous vénérons (un
monde dont nous concevons toutes les parties liées
entre elles, formant une unité et tendant vers un
but) et le monde que nous sommes. Il nous reste
soit à supprimer notre vénération, soit à nous
supprimer nous-mêmes. Le second cas est le ni-
hilisme (i), » Or, à cette solution du problème,
Nietzsche oppose l'autre, celle qui consiste à nier
le monde que nous vénérons, afin de nous conser-
ver. C'est ici le nœud même de sa pensée et il
apparaît bien, à la démarche décisive qu'on lui voit
accomplir, que tout son nihilisme, à l'égard des
valeurs métaphysiques et morales en cours, a sa
source en un sentiment exactement opposé au nihi-
(i) La Volonté de Puissance, I, p. 3i.
1 6-4 ÎETZSCHB ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
Usine, en une volonté d'affirmation à tout prix de
la vie.
La nécessité de ruiner les anciens principes d'é-
valuation, afin de supprimer avec eux les causes du
nihilisme, motive et justifie la critique des valeurs
supérieures, introduite dans le second livre de la
Volonté de Puissance. Mais cette critique, qui fut
déjà l'objet de toutes les œuvres antérieures,
rf atteint absolument son but qu'avec le troisième
livre, où Nietzsche expose le principe d'une nou-
velle évaluation. Ce principe, on le sait, c'est le
fait de Puissance qu'il substitue, comme critérium
de la valeur de toutes choses, à la conception d'une
Vérité en soi. La démonstration consiste, ainsi
qu'on Ta fait voir, à établir qu'à l'origine de tous
les phénomènes du monde physique, à la source de
toutes nos croyances et de toutes nos notions, se
rencontre un fait de cette nature, triomphe d'un
groupe d'éléments sur les autres, fait instable et
qui peut toujours être remis en question, mais qui,
sitôt survenu, réalise à son profit la présomption et
la fiction d'une Vérité en soi dont il se fortifie. A la
suite de ces analyses, le caractère de Vérité unique
dont se réclamait l'ancienne interprétation de l'U-
nivers n'apparaît plus que comme un succédané du
fait de Puissance : il n'est plus quelque chose „<Ie
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l65
primordial et de supérieur à la Vie, il se révèle un
artifice que s'invente, dans l'esprit des hommes, tout
idéal qui vient à triompher. Le fait qu'un mode
d'interprétation autrefois tenu pour vrai n'est plus
applicable à la vie ne témoigne donc plus contre la
vie, il n'atteste plus que la déchéance de l'interpré-
tation ancienne et signifie que des forces nouvelles,
entrant en scène, luttent en vue d'établir la supré-
matie d'une interprétation différente. Ainsi, sur ce
plan général de la pensée de Nietzsche dressé par
lui-même, la critique de l'idée d'une vérité en soi,
en quoi consiste toute la réforme philosophique,
se montre bien ce que Ton vient de dire qu'elle
est : non le but principal et direct poursuivi par
Nietzsche,- mais un détour et un moyen en vue
d'atteindre son véritable but, à savoir : combattre
le nihilisme, rendre à la vie menacée dans sa soli-
dité et dans sa croissance par l'affaissement des sou-
tiens sur lesquels elle repose, les conditions de sa
grandeur.
L'idée maîtresse de ce dernier livre, où l'essence
la plus intime de sa pensée se reflète, c'est celle-ci
par laquelle, à une époque où s'effondrent les
anciennes croyances, il échappe au nihilisme •
aucune interprétation imaginée par l'esprit, vient-
il dire, ne constitue une mesure absolue applicable
lG6 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
à la vie ; toute interprétation est au contraire une
invention de la vie qui a le pouvoir d'en créer
d'autres, qui ne tient son prix que d'elle-même et
n'esl évaluable, en chaque phénomène où elle se
manifeste, que par le degré de sa propre inten-
sité-
Une autre remarque sera de nature encore à
faire entièrement comprendre l'attitude de Nietzs-
che à Tégard des valeurs en cours. En tout idéal
social, Nietzsche voit une chose vivante, qui a un
commencement, une maturité et un déclin. Épris
des périodes de maturité et de force, il souhaite
accélérer les périodes de déclin : il voudrait favo-
ri sur, exagérer la décomposition qui s'y manifeste,
afin que plus vite les hautes périodes reviennent,
car un retour en arrière est selon lui impossible.
C'est dans ce sens qu'il dit à « l'oreille des conser-
vateurs » dans le Crépuscule des Idoles : « Il faut s'a-
vancer pas à pas plus avant dans la décadence, c'est
la ma définition du progrès moderne (i). » C'est
vers la môme époque que Nietzsche formulait, en
d'autres termes, dans la Volonté de Puissance ,
celte appréciation identique : « Ce sont les prin-
cipes de désorganisation qui, aujourd'hui, donnent
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 167
le ton à notre époque (i). » Et il prend son parti
comme d'une fatalité inéluctable de cet abais-
sement de la vie- au-dessous d'elle-même, condi-
tion d'une nouvelle phase de grandeur. La morale
du grand nombre aujourd'hui triomphante doit
porter toutes ses conséquences; il faut qu'elle at-
teigne son idéal, à savoir, que vienne un moment
« où personne n'ait plus rien à craindre »,à savoir,
que les conditions de la vie soient si douces que
les plus faibles puissent vivre sans peine. L'homme
sera alors devenu à ce point incapable d'un effort,
qu'il sera à la merci des êtres d'exception, des
nouveaux maîtres qui surgiront du milieu du trou-
peau et trouveront, dans la multitude, un instru-
ment docile pour réaliser les fins dont ils seront
les inventeurs. « Le nivellement de l'homme euro-
péen est le grand processus que l'on ne saurait
entraver : on devrait encore l'accélérer (2). »
De ce point de vue qui lui permet d'entrevoir un
nouveau triomphe d'une race de maîtres, Nietzs-
che précise son attitude à l'égard du christianisme,
considéré comme expression et comme moyen de
toute domestication du type humain. « J'ai déclaré
la guerre, dit-il, à l'idéal anémique du christia-
(1) La Volonté de Puissance, I, 90.
(a) La Volonté de Puissance, II, 192.
l68 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
nisme (ainsi qu'à ce qui le touche de v près) non
point avec l'intention de l'anéantir, mais seulement
pour mettre fin à sa tyrannie et déblayer le terrain
en vue d'un nouvel idéal, d'un idéal plus robuste.
La continuation de l'idéal chrétien fait partie des
choses les plus désirables qu'il y ait i). » Mais
loin qu'elle implique un recul en deçà des posi-
tions qu'il a prises sur le terrain sociologique, cette
appréciation de Nietzsche accentue son parti pris,
ainsi qu'il apparaît aux deux motifs qui lui font
désirer la persistance du christianisme: «nécessité
pour la croissance de l'idéal contraire d'avoir à
combattre un adversaire vigoureux; nécessité de
la conservation des faibles, parce qu'il faut qu'une
quantité énorme de petit travail soit faite (2). »
Dans les deux cas, le phénomène chrétien n'est
évalué et n'est pris en considération que dans son
rapport d'utilité à l'égard du phénomène aristo-
cratique.
11 ne faudrait pas toutefois que l'on fût tenté,
parce que les vues sociologiques de Nietzsche ne
f tj La Volonté de Puissance, II, 217.
[2) La Volonté de Puissance, II, 210.
LE PARTI PHI 8 SOCIOLOGIQUE l6g
peuvent être interprétées que dans un sens stricte-
ment autoritaire et hiérarchique, de les compter
comme. un appoint en faveur d'une doctrine con-
servatrice au sens politique du mot. Nietzsche est
aussi éloigné de l'esprit du type conservateur qu'il
Test de l'esprit du type anarchiste. Si le premier
est utilisable au point de vue nietzschéen aux épo-
ques où le meilleur règne, aux époques où les
valeurs supérieures sont des valeurs de maîtres et
savent commander la foi, son rôle est nécessaire-
ment funeste aux époques où les valeurs vénérées
sont en réalité des causes d'abaissement pour la vie.
Or, si T.on s'en réfère à l'appréciation portée par
le philosophe de la Volonté de puissance sur le
temps présent, il apparaît que le conservateur po-
litique, s'évertuantà prolonger la durée d'un état
contraire à la croissance de la vie, à ralentir le
processus de décomposition que Nietzsche voudrait
accélérer, ne pourrait être considéré par celui-ci
comme un allié. A le prendre en soi, le conserva-
teur politique présenté, au regard de la conception
nietzschéenne, ce caractère absurde qu'il fait cause
commune, dans l'Europe entière, avec les diverses
religions du type chrétien en sorte qu'il prétend
défendre et conserver ce qui reste dans les choses
d'autorité, de hiérarchie, d'aristocratie, avec le
i^ NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
principe même qui implique la suppression de
toutes ces choses et agit contre elles à la façon
d'un poison spécifique.
Il existe, en effet, un lien indissoluble entre les
deux idées christianisme, égalité. Si le catholi-
cisme, héritier de la culture et de la civilisation
romaines, réussit durant quelques siècles à séparer
ces deux idées, et à faire tenir entre elles la con-
ception d'une hiérarchie, si l'esprit féodal, héritier
d'une é valuation aristocratique, née dans les milieux
barbares, indemne du fait de son origine de toute
influence philosophique ou chrétienne, favorisa, et
méuic détermina cette action anti-chrétienne du
catholicisme qui triompha avec la Renaissance, le
Christianisme fit bientôt retour à ses origines avec la
Réforme, avec les différentes formes du protestan-
tisme, avec le mouvement rationaliste et démocra-
tique, et, le lien, un instant relâché, entre les idées
christianisme, égalité, se resserra avec plus de
force. Le catholicisme même est aujourd'hui tout
pénétré de rationalisme et l'élément chrétien y est
devenu prépondérant. C'est pourquoi, en se récla-
mant des différentes religions qui aujourd'hui
régnent eu Europe, l'esprit du type conservateur
s'appuie sur un principe dont c'est la fatalité d'être
destructeur de toute hiérarchie.
LE PARTI PUIS SOCIOLOGIQUE 171
Il n'y a donc au regard de Nietzsche aucune
différence de nature entre les idées qui inspirent
actuellement les dirigeants et celles qui suscitent
les révoltés, Les unes ont engendré et engendrent
les autres. Elles ne sont que les différents états d'un
même principe, à des degrés divers de sa matu-
rité, et, si elles se heurtent dans la pratique, c'est
parce que le problème social comporte des oppo-
sitions d'intérêts par où, en dehors de toute logique,
des interprétations différentes d'une même idée
deviennent possibles.
VI
Ainsi la conception de Nietzsche dépasse toutes
les catégories de la politique et ne supporte pas
d'applications à ce domaine. Elle s'applique, au
contraire, très directement à la sociologie en tant
que celle-ci, traitant de la collectivité humaine,
repose sur la psychologie, et, par-dessous, sur la
physiologie des éléments individuels qui composent
cette collectivité. Elle institue, en effet, une dis-
tinction fondamentale entre deux espèces dont
l'antagonisme, et le concours aussi, décident du
I72 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
destin ^t de la forme des civilisations, celle des
êtres qu'anime une aspiration vers la grandeur et
qui sont représentés par l'élite., celle des êtres qui
aspirent au bien-être et qui composent le grand
nombre. Selon que Tune ou l'autre de ces deux
espèces domine, l'évolution humaine,et sans doute
aussi la puissance intrinsèque de l'humanité, se
modifient et présentent,enmême temps qu'un spec-
tacle différent, des conditions différentes de solidité
et de durée.
Ou a dit que les préférences de Nietzsche étaient
toutes en faveur du règne des élites. Or, en faveur
de cette préférence, on peut invoquer une considé-
ration très forte. Sans les élites, il semble que l'hu-
manité ne se serait jamais élevée au-dessus du stade
le plus bas, qu'elle n'eût pas même réalisé cet état
de bien-être dans lequel ceux du grand nombre
situent le bonheur. Toute forme nouvelle du bien-
être est en effet la suite d'une invention, suppose
un geste qui innove. Or l'être qui situe le bonheur
dans le bien-être est impuissant à accomplir ce
geste : il est rivé à l'acte qui a déjà été accompli,
à Pacte qui est une répétition, qui, pour ce motif,
réclame un moindre effort et, de ce fait, est tenu
pour l'acte agréable par celui qui appartient à la
catégorie du grand nombre. Celui-ci est donc im-
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 1^3
puissant à se conquérir lui-même son bien-être.
Il faut qu'il le tienne de l'être d'exception, qui,
plaçant son bonheur non plus dans le bien-être, mais
dans le sentiment de l'augmentation de puissance
et de la résistance surmontée, est seul capable
d'accomplir l'acte douloureux, l'acte nouveau. A
l'exemple ou spus le joug de l'élite, le troupeau
s'élève-t-il à l'exécution de cet acte nouveau, cet
acte est-il devenu pour lui l'acte facile à accomplir,
et, au nom de cette pratique, il va désormais s'op-
poser au changement que médite déjà l'impatience
de Félite.
Le principe aristocratique dans la vie est donc pro-
prement le levain de l'évolution et, si Ton constate
que la vie humaine est une chose qui se transforme,
qui, en réalité, se meut, il faut conclure à la pré-
sence et à l'action constante de ce levain, soulevant
la masse qui résiste, vers des formes nouvelles et
plus élevées de l'activité. Il faut donc accepter ceci :
nécessité de l'influence des aristocraties pour que la
vie atteigne même à ce bien-être dont la foule est
avide, en fait, action certaine de cette influence puis-
que la vie nous montre une évolution historique,
puisqu'elle ne se présente pas sous l'aspect d'un
éternel statu quo. La vie sociale, selon la grande
conception de M. Tarde, n'est qu'invention et répé-
174 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
tition. Or l'invention, en même temps qu'elle est
le principe aristocratique de la vie, en est aussi le
principe créateur et fondamental: on n'imagine
point qu'une répétition soit possible sans une inven-
tion préalable.
Ainsi semble-t-il qu'il faille reconnaître avec
Nietzsche l'importance majeure du principe aris-
tocratique pour la vie. Il reste à se demander,
pourtant, si l'existence de cette masse pesante que
l'élite humaine parvient à déplacer au prix d'un
constant effort, et au risque d'être souvent broyée
sous elle, ne tient pas elle aussi un rôle indispen-
sable dans le jeu de cette évolution que les êtres
d'exception dirigent.
L'élite est le principe du changement, la masse
est le principe de l'immobilité, de la stabilité, le
principe conservateur, au sens vrai du mot. Mais il
est impossible de concevoir un changement qui ne
s'exercerait pas sur un état antérieur, c'est-à-dire
sur un état en quelque sorte matérialisé dans la
durée, tenant sa réalité du fait qu'il a persisté, qu'il
s'est répété semblable à lui-même, et ce fait de
répétition qui assure la réalité du changement nou-
veau, il est le fait de la masse, de la masse pesante
et populaire. Sous ce jour, il faut donc reconnaî-
tre à ce principe d'arrêt un rôle essentiel, comme
*W
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 175
celui del'élite. Sans son intervention, aucune réalité
sociale ne pourrait se former. Dans un livre précé-
dent, on montrait le réel comme le résultat d'un con-
flit entre deux principes opposés : « Ce qui dure, di-
sait-on, est seul perceptible, il n'y a pas de connais-
sance de ce qui serait absolument instable et éphé-
mère. Par contre, l'immobile, ce qui, sous la con-
trainte d'une vérité trop forte, d'un pouvoir d'arrêt
excessif, vient à se figer dans la durée, hors de tout
changement possible, tombe au-dessous de la con-
science, dans l'automatisme (i). » Cette genèse du
réel où intervient le jeu des contraires s'applique
à la réalité sociale. Pour que la vertu des élites
prenne forme sociale et s'inscrive dans le texte de
l'histoire humaine, il faut que cette vertu soit répé-
tée selon d'innombrables exemplaires par la foule,
il faut qu'elle devienne la propriété de la foule, et,
qu'au nom de cette vertu la foule s'oppose aux ver-
tus nouvelles inventées par l'élite. L'élite des pre-
miers âges a enseigné au grand nombre le jeu de
ses activités les plus immédiates; une élite nouvelle,
au-dessus d'un niveau déjà surélevé, a donné à la
foule le spectacle du luxe et du raffinement, puis
(i) Le Bovarysme, éd. du Mercure de France, p.3o4.
I76 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
en dernière instance a inventé les formes supérieu-
res de l'activité mentale. Mais la foule en est encore
à vouloir conquérir ce luxe, et ce confort dont
l'élite lui a donné le spectacle : son effort, appli-
qué vers ce but, paralyse l'effort de l'élite en vue
de développer le besoin mental. En même temps
toutefois, et parles progrès de la foule vers le bien-
être, on peut supputer que s'élargit le champ où se
pourra recruter une élite nouvelle.
Ainsi la tendance aristocratique est un élément
essentiel de la réalité sociale. On vient de montrer
qu'elle ne compose pas, toutefois à elle seule, cette
réalité tout entièreet qu'elle n'est viable qu'à la con-
dition d'être limitée par la tendance contraire. Dans
une leçon professée à l'école des hautes études socia-
les et reproduite récemment, M. Henri Lichtenber-
ger,à la suite d'un très substantiel exposéde la doc-
trine de Nietzsche, considérée sous le jour de ses
conséquences sociales, aboutit à des conclusions
voisines. L'antagonisme naturel qu'il relève entre
l'élite et le troupeau crée à son sens un lien de soli-
darité entre les deux adversaires : « Le triomphe
exclusif de l'un ou de l'autre serait, dit-il,un désas-
tre pour le genre humain. Sans l'aristocratie des
puissants, des créateurs de valeurs, l'existence serait
sans but; sans le troupeau fortement organisé des
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 1 77
médiocres, le genre humain s'éteindrait rapide-
ment (i).»
Il résulte de ces constatations que la philosophie
de Nietzsche offre au point de vue sociologique un
intérêt d'opportunité. Représentative, avec une
valeur typique exceptionnelle, de l'élément aristo-
cratique dans la vie sociale, elle devrait être invo-
quée par les esprits réfléchis lorsque la société est
menacée d'une prépondérance trop grande de l'au-
tre élément; elle devrait être écartée et mise en
réserve lorsque les valeurs aristocratiques ont pris
un tel empire qu'elles menacent, par leur exagé-
ration, de compromettre la sûreté de la vie, que,
développant à l'excès les facultés les plus hautes,
elles compromettent l'existence de ces facultés mê-
mes en tarissant la sève des facultés plus humbles
qui les supportent.
Mais est-il des esprits assez sages pour apprécier
sainement une telle opportunité? Est-il possible de
faire un tel usage raisonné et appliqué de ces vues
théoriques ? Intéressantes au plus haut point pour
déterminer dans le passé la signification des faits
sociaux, pour en saisir l'intrigue et s'en composer
un spectacle, permettront-elles de décider, ta des
circonstances particulières, en un temps donné, de
( i)E Indes sur la philosophie morale auXIX* siècle. -» Àlcaa, p > aôfl*
rw
I78 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
l'attitude qu'il est raisonnable d'adopter? permet-
tront-elles de distinguer dans quel plateau de la
balance il faut, pour réaliser un heureux équili-
bre, jeter le poids de ses actes et de sa volonté? On
ne le pense pas. II n'est pas d'appréciation entiè-
rement objective sur la valeur d'une époque, sur la
solidité des croyances qui s'y manifestent ou s'y
cachent dans les consciences; il n'en est pas non
plus "sur la proportion précise où doivent se combi-
ner, dans le mélange social, le principe aristocrati-
que et le principe populaire. En de telles apprécia-
tions, il faudra toujours qu'il entre une préférence
naturelle, un goût, un parti pris, quelque chose
d'indécomposable à l'analyse et sur quoi le raison-
nement puisse, en fin de compte, se fonder pour
conclure, pour engendrer une croyance et fixer un
but. A vrai dire le souci de recevoir cette croyance
et ce but du seul mécanisme d'un raisonnement
abstrait ne dénonce pas autre chose que l'impuis-
sance de prendre parti, d'agir et de vivre, et le dé-
veloppement des facultés critiques au détriment
des facultés spontanées. Ceux qui sont dominés par
ce souci exclusif ne comptent guère pour la vie, et
s'ils sont parfaits en leur genre, ils s'abstiennent
bientôt de prendre part aux actes. Aux autres le
pouvoir d'apprécier ne fait jamais défaut, c'est-à-
LE PARTI-PRIS SOCIOLOGIQUE 179
dire le pouvoir d'être partial, qui n'est point diffé-
rent du fait d'être vivant.
Il faut maintenir, afin de respecter le parfait in-
tellectualisme qui dominel'œuvre de Nietzsche, que
sur ce terrain mouvant de la sociologie, et malgré la
violence avec laquelle il a pu affirmer et réduire
en des jugements les préférences de son tempéra-
ment, ces jugements ne se targuent pas d'une ori-
gine rationnelle. Une part d'instinct, de volonté,
de désir entre en eux, un fait de partialité, base
illogique et résistante sur laquelle seule la logique
peut asseoir la pesanteur des syllogismes et dres-
ser les flèches de la dialectique. Avec un même
souci d'intellectualisme, c'estaussiàun pareil instinct
illogique qu'il faudra faire appel, pour décider pour
ou contre cet ensemble de désirs et de tendances
que Nietzsche a formulés avec une rare puissance,
pour prendre parti en faveur ou à l'encontre d'une
conception de la vie qu'il a rendue attrayante de
toute la séduction et de toute la force de son génie.
ta
•- î: 77WF-
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE
I . Analogie entre la philosophie de Schopenhauer et celle de
Nietzsche. Leur point de divergence. — IL Substitution par
Nietzsche, comme critérium de la valeur, de l'idée de puis-
sance à l'idée de vérité : conciliation possible, sous le jour de
cette conception, des deux partis pris opposés de Schopen-
hauer et de Nietzsche. — III. Examen et conciliation du
double parti pris moral. — IV. Examen et conciliation de la
double hypothèse métaphysique.
La philosophie de Schopenhauer et celle de Nietz^
sche forment deux systèmes de pensées qui, au
regard de beaucoup d'esprits, semblent tout d'abord
s'exclure. C'est pourtant parmi ceux qui naguère
s'éprirent de la doctrine de Schopenhauer que se
rencontrent, le plus souvent, ceux-là mêmes qui
accueillent celle de Nietzsche avec l'intelligence la
plus entière de son contenu. Il en résulte quelque-
fois pour eux un malaise : comment concilier ces
deux manières de voir qui successivement furent
également sincères? Ont-ils changé? Doivent-ils
renier leurs raisonnements passés pour faire place
l84 NIETZSCHE ET LA RÇFORME PHILOSOPHIQUE
à ceux qui les séduisent maintenant, ou bien leur
faut-il, en considération de leurs opinions d'antan,
fermer l'oreille aux suggestions d'un conseil nou-
veau ?
On va tenter de faire voir que les deux doctrines
ne s'excluent qu'en apparence, qu'en réalité elles
s'impliquent. Cette thèse ne pourra surprendre, à
vrai dire, que ceux-là seuls à qui la philosophie de
Nietzsche n'est pas entièrement connue : car c'est
au moyen de l'idée la plus importante de cette phi-
losophie que cette conciliation va se montrer réali-
sable. Ainsi cette entreprise permettra du moins
d'exposer et de montrer à l'œuvre ridée maîtresse
du philosophe. Elle aura aussi pour conséquence
de rendre manifeste l'accord de Nietzsche avec lui-
même. Nietzsche,en effet, fut initiéà la viede l'esprit
par le théoricien du Monde comme volonté et comme
représentation, et, durant les premières années de
sa carrière méditative, il s'inspira de ses concep-
tions sur l'Univers. Concilier Schopenhauer avec
Nietzsche sera donc bien aussi concilier Nietzsche
avec lui-même. Œuvre utile, si Ton considère
que nombre de critiques se sont crus dispensés
d'approfondir une pensée aussi forte, sous le
prétexte qu'il était impossible d'en accorder entre
elles les différentes parties. Nietzsche peut donner
s
SGHOPENHAUER ET NIETZSCHE l85
parfois l'impression delà contradiction par la fougue
et la sincérité de son génie : il n'est en effet jamais
arrêté dans le développement d'une idée par la
crainte qu'elle puisse être incompatible avec d'autres
précédemment émises, et il lui arrive de donner,
sans ménagement, à l'idée nouvelle, la traduction
la plus propre à outrer un antagonisme apparent :
mais c'est par là que chacune de ses pensées con-
serve toute sa portée et reçoit son développement
intégral, c'est par là, aussi, que nous sommes
assurés, si deux fragments aussi disparates viennent
à se montrer des dépendances d'un même ensem-
ble, qu'ils n'ont pu être ainsi réunis que par quel-
que principe d'explication essentiel.
Au cours des clairvoyantes analyses qui compo-
sent sa Psychologie de V invention (i), M.Paulhan
a montré comment une idée nouvelle, venant à sur-
gir des centres obscurs où la pensée s'élabore dans
le champ lumineux de la conscience, peut avoir
pour effet de joindre entre eux, les embrassant
l'un et l'autre, deux développements qui s'étaient
jusque-là formés isolément et qui semblaient même
parfois s'exclure. Il semble alors qu'un ordon-
nateur secret ait dressé par avance un plan géné-
(i) Paulhan, la Psychologie de V invention. Alcan.
l86 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
rai de travail et de recherche, tandis qu'initiés
seulement au but de leur tâche particulière, les ma-
nœuvres qu'il employa accomplissaient des labeurs
divers dont la convergence ne devait apparaître
que l'œuvre totale une fois achevée. Et Ton peut
interpréter le phénomène par l'hypothèse d'une sen-
sibilité maîtresse présidant,dans les régions du sub-
conscient, aux démarches les plus contradictoires
en apparence delà raison qui se motive, et contrai-
gnant parfois à se concerter en quelque accord fon-
damental toutes les dissonances de la dialectique.
L'action d'une telle sensibilité est despotique chez
Nietzsche ; elle possède un pouvoir de coordination
auquel il est permis de se fier et qui garantit l'unité
de l'œuvre dans ses parties essentielles. « C'est
faute de pénétration que nous concilions si peu de
chose, » a dit Vauvenargues en ses Pensées et il a
formulé cette règle de probité en matière critique :
« Pour décider qu'un auteur se contredit, il faut
qu'il soit impossible de le concilier. » Il semble que
cet avertissement doit imposer une réserve particu-
lière lorsqu'il s'agit d'apprécier une œuvre dont l'au-
teur a donné les preuves d'un incontestable génie.
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 187
I
Avant de rechercher comment les divergences
que Ton observe entre la philosophie de Nietzche
et celle de Schopenhauer peuvent être conciliées, il
convient toutefois de mettre d'abord en évidence
ce qu'il y a entre elles de commun. Cette part com-
mune est considérable et suffit à établir une
parenté étroite entre ces deux grands esprits. Elle
n'a pas d'ailleurs été méconnue par ceux qui se sont
enquis aux sources même de Tune et l'autre pen-
sée. M. Lichtenberger, dans son petit livre d'initia-
tion aux idées de Nietzsche en France (i), a noté
comme il convenait ces traits de ressemblance et,
dans une analyse très consciencieuse des conceptions
majeures du philosophe de la Volonté de Puis-
sance (2), M. Vaihinger, d'autre part, a relevé très
heureusement ces analogies essentielles.
De ces points communs, le plus fondamental
c'est que Schopenhauer et Nietzsche tiennent la
volonté pour le tout du monde. « Volonté de vi-
vre », dit Schopenhauer; « Volonté de puissance»,
(1) Henri Lichtenberger, la Philosophie de Nietzsche, Atcnn.
(a) H. Vaihinger, Bibliothèque du Congrès international de
philosophie, Armand Coliin.
1
l88 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
rectifie Nietzsche, telle est l'essence du monde phé-
noménal, où il n'y a place pour aucune autre inter-
vention.
Cette. conception commune en entraîne nécessai-
rement une seconde : les deux philosophes n'accor-
dent à l'intelligence qu'un rôle subalterne. La
volonté, objectivée dans l'organisme, est, selon
Schopenhauer, « l'élément primaire et substantiel;
l'intellect, au contraire, est l'élément secondaire
greffé sur le premier; ce n'est même que l'instru-
ment de la volonté, instrument plus ou moins
compliqué selon les exigences de ce service (i) ».
Parallèlement, Zarathoustra prononce : « Le corps
créateur se créa l'esprit comme une main de sa
volonté (2), » et il enseigne que le corps, avec ses
instincts et ses fatalités, où se manifeste la volonté
de puissance, est « un grand système de raison »
auquel il oppose « la petite raison » de l'homme,
c'est-à-dire l'intelligence qui, sur les injonctions
de la volonté, invente ce décor de motifs par où les
actes prennent un aspect humain.
De cette conception de la volonté comme le tout
du monde, on peut déduire encore une commune
{1} St'ÏMtJeahauer, le Monde comme volonté et comme représen-
tai ion, Xknn, III, p. 16.
\ ■>) IV Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. Société du Mer-
curiî ik France, p. 47*
SCHOPENHAUER. ET NIETZSCHE 189
1
nécessité logique, pour Schopenhauer et pour Nietzs-
che, d'exclure de l'idée qu'ils se forment de l'uni-
vers toute représentation dualiste. L'activité qui
s'exerce dans le monde ne reçoit pas sa loi d'un
principe différent d'elle-même. Elle l'invente et se
la donne au cours de son évolution. L'acte précède
le décret et le fonde, le geste dessine les formes
de la loi. Il n'y a pas place pour l'idée Dieu dans
une semblable conception de l'être, et Schopen-
hauer aussi bien que Nietzsche l'en ont exclue avec
soin. En opposition avec tout système dualiste,
leur conception de l'Univers est expressément
moniste.
Enfin, la position de Schopenhauer et celle de
Nietzsche à l'égard du fait moral sont identiques.
Ils nient l'un et l'autre son existence, ils repous-
sent, avec un commun dédain, l'hypothèse d'un
libre arbitre et considèrent le monde sous l'angle
d'un fatalisme absolu. « A tout moment donné,
dit Schopenhauer, l'ensemble de l'état des choses
est déterminé strictement et sans retour par l'état
immédiatement antérieur... la conduite des hom-
mes ne peut faire exception à la règle (i). » « L'in-
dividu, dit Nietzsche, faite partie de la fatalité, il
(1) Schopenhauer, le Monde comme volonté et comme représen
tation, III, p. i33.
IQO NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
est une loi de plus, une nécessité de plus pour
tout ce qui est à venir. Lui dire : « Change ta
nature » ce serait souhaiter une transformation du
tout, même une transformation en arrière (i) » et
il constate encore : « Je suis arrivé à la conclusion
qu'il n'y a pas du tout de faits moraux (2) ». Enfin,
Schopenhauer marque le caractère de sa doctrine,
et aussi de celle de Nietzsche, lorsqu'il formule :
« A mon sens, jamais la philosophie ne sort
de la théorie : son essence, c'est de garder en face
de tout objet qui s'offre à elle le rôle du simple spec-
tateur, du chercheur : donner des préceptes n'est
pas son fait (3). » Il s'agit donc ici d'un pur intel-
lectualisme et ce trait commun, résumant les pré-
cédents — fatalisme, amoralisme — achève de
classer Schopenhauer et Nietzsche dans une même
et étroite famille d'esprits.
Voici entre les deux philosophes un dernier point
de contact : tous deux reconnaissent l'existence
dans le monde du mal et de la douleur ; mais aus-
sitôt cesse leur accord, et, à la suite de cette cons-
tation faite en commun, leur sensibilité témoigne
de réactions toutes différentes et leur impose des
( 1) Le Crépuscule des Idoles, Société du Mercure de France, p. i4a.
(9) Le Crépuscule des Idoles, Société du Mercure de France, p. i4*=».
(3) Lejlonde comme volonté et comme représentation, IJp. a83.
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE [Ç)I
déductions entièrement contraires. « En faii^ dit
Schopenhauer, on ne peut assigner d'autre but à
notre existence que celui de nous apprendre qu'il
vaudrait mieux pour nous ne pas exister (i) »
et il prononce un verdict de condamnation contre
la vie. Dans une lettre écrite à M me Baumgarten :
« Je veux avoir, dit Nietzsche, autant de peine
qu'en peut avoir un homme quel qu'il soit : ce n'est
que sous cette pression que j'acquiers la bonne
conscience qu'il faut pour posséder quelque chose
que peu d'hommes ont ou ont eu : des ailes pour
parler en symbole. » Et cette confidence noua
révèle le rôle assigné par Nietzsche à la douleur :
il la tient pour un moyen de grandeur. Dès lurs,
pourquoi condamner la vie à cause de la douleur,
s'il est possible à l'homme de se construire avec
elle un degré vers une réalisation plus haute Je
lui-même?
II
Voici donc le carrefour où les deux philosophes,
qui jusqu'ici ont fait route ensemble, se séparent
et suivent deux directions opposées. Mis aux prises
(i) JLe Monde comme volonté et comme représentation, II, 11.417.
I92 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
tous deux avec le fait de la douleur,, l'un conclut à
nier la vie, Pautre à l'affirmer.Ce contraste creuse-
t-il donc entre les deux philosophies un abîme? Ces
conclusions opposées sont-elles inconciliables? Si
Ton a pénétré la conception maîtresse qui com-
mande l'œuvre entière de Nietzsche il faut répon-
dre non ; il faut penser au contraire que ces deux
conceptions adverses forment les deux arcs brisés
de l'ogive qui, s'opposant, s'étaient mutuellement,
tandis qu'ils reçoivent une signification supérieure
de la figure qu'ils composent parleur conflit. Cette
idée maîtresse de la philosophie de Nietzsche vers
laquelle le dirigent toutes les pentes de son génie et
toutes les analyses de sa dialectique, c'est, ainsi
qu'on l'a exposé, la substitution, comme critérium
philosophique , de l'idée depuissance à l'idée de vérité.
Toutes les démarches de la philosophie ancienne
supposent qu'il existe un monde de l'être, un monde
objectif, un monde des choses en soi ; elles suppo-
sent que le monde du devenir, le nôtre, aspire à
s'identifier avec ce monde de l'être et qu'il a, par
conséquent, un but. Il y a donc aussi des règles
fixes et précises, auxquelles les activités en voie de
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE Jq3
devenir doivent se conformer pour atteindre ce but.
Posséder ces règles, connaître le chemin vers le
but, voici la vérité. L'objet unique de l'ancienne
philosophie fut de rechercher cette vérité. L'ayant
découverte, etchaque philosophe pensa l'avoir trou-
vée, on évaluait toutes les choses au moyen de ce
mètre. Or,Nietzsche récuse la valeur de ce principe
d'évaluation. La Vérité, au sens ancien, dit-il, est
une propriété du monde de l'être. Or, il n'y a pas
de monde de l'être, il n'y a rien en dehors du
devenir. « Si le monde avait un but, il faudrait que
ce but fût atteint (i). » Il n'existe donc plus de
chemin faisant aboutir le monde du devenir au
monde de l'être; il n'existe plus de critérium sitin'
en dehors du monde du devenir et qui permette de
l'apprécier; il n'y a plus de vérité.
Toutefois, nier la vérité ce n'est que la première
étape accomplie par l'esprit philosophique de
Nietzsche et ce n'est pas la plus significative. À
vrai dire, la science qui se proposait pour objet ta
recherche de la vérité a déjà fait office de se sup-
primer elle-même ; pratiquée au cours des siècles
par des esprits supérieurs, elle s'est discréditée p;«r
le fait seul de la contradiction des systèmes, et u
(i) La Volonté de Puissance, 11, p. 181.
94 NIBTZ8CBR ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
abouti à confesser, avec la critique kantienne, ses
antinomies. La grande originalité de Nietzsche ne
consiste donc pas à avoir inventé, d'un point de vue
logique, des arguments nouveaux pour détruire
l'idée de vérité et fortifier le scepticisme; elle con-
siste à avoir proposé, à la place de l'ancien mode
d'évaluation, un mode nouveau. L'idée de vérité
passait pour le seul mètre possible des choses : elle
se prévalait, du fait de cette croyance, d'un carac-
tère d'utilité exclusif. Aussi les arguments dialec-
tiques quila montraientillusoireouencontradiction
avec elle-même n'avaient-ils paslepouvoirdela rui-
ner ; car les hommes croient contre toute évidence
à ce qu'il leur est utile de croire; c'est l'utilité, et non
la raison, qui commande la foi. Mais en montrant
que le mètre vérité n'était pas le seul qui permît de
mesurer les choses, en proposant un autre mètre
qui répondait au même besoin de l'esprit, Nietzs-
che a opposé, à ce poids de l'utilité qui militait en
faveur du critérium ancien, un contre-poids de
même nature. Il a ainsi rendu à la balance du juge-
ment humain sa sensibilité, et, à l'argumentation
logique qui ruinait la croyance ancienne, son pou-
voir de persuasion.
Nietzsche a fait davantage, car s'il a destitué la
vérité de la fonction supérieure qu'elle occupait dans
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 195
l'esprit des hommes, il a montré qu'elle trouvait un
emploi subalterne dans les cadres d'une évaluation
faite du pointde vuede la puissance. lia fait toucher
les éléments réels qui, déformés dans l'imagination
humaine, avaient fait croire à l'existence de la
vérité ancienne. Or, à des esprits hallucinés, et qui
ont vu des fantômes, ce n'est pas assez d'affirmer
qu'il n'en peut exister, mais il faut leur montrer
encore de quel rayon de lune, de quels lambeaux
flottants fut composée l'apparition qui les dupa.
Sous quelque aspect que Ton considère les phé-
nomènes, on n'y observe, selon Nietzsche, que des
faits de puissance et des rapports de puissance. La
vie est, dans le monde inorganique, une lutte per-
pétuelle pour la puissance ; constamment se font
et se défont des centres de forces. « Non seulement,
dit le philosophe, constance de l'énergie, mais maxi-
mum d'économie dans la consommation : de sorte
que le désir de devenir plus fort dans chaque cen-
tre de force est la seule réalité (i). » « Le degré de
résistance et le degré de prépondérance, c'est de
cela, dit-il encore, qu'il s'agit dans tout ce qui
arrive (2). » Un tel point de vue paraît inattaqua-
ble dans le monde physique. Que les divers corps
(1) La Volonté de Puissance, II, p. 71.
(a) La Volonté de Paissance, II, p. 69.
I96 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
de la nature se repoussent, se combinent, se trans-
forment, s'associent entre pareils et, formant ainsi
des centres de forces plus considérables, « conspi-
rent ensemble pour conquérir la puissance », c'est
toujours de puissance qu'il est ici question et les
vérités scientifiques ne sont autre chose que l'énoncé
des rapports qui se sont noués entre les phénomè-
nes à la suite d'un débat pour la puissance. Ces lois,
ces vérités se montrent donc bien ici des succéda-
nés du fait de puissance, et leur fixité vient de ce
qu'il s'est établi entre les phénomènes de l'ordre
physique des rapports hiérarchiques qui semblent
ne plus devoir varier.
Or, c'est cette fixité particulière à la vérité scien-
tifique qui induisit sans doute l'esprit^ humain à
considérer l'idée de loi, l'idée de vérité, comme
quelque chose de supérieur aux phénomènes dont
elle exprime les manières d'être. Gomme on voyait
d'une façon habituelle le jeu des phénomènes se
conformer exactement à la loi scientifique qui l'avait
décrit par avance, on imagina que les phénomènes
obéissaient à cette loi, on détacha l'idée de loi de
sa genèse empirique, on lui constitua une royauté
dans le domaine de l'abstrait et la servante devint
la maîtresse. On fit de la loi, de la vérité, quelque
chose d'actif, un principe indépendant,au lieu d'une
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE I97
conséquence passive. C'est cette inversion qui,
appliquée dans le domaine des choses philosophi-
ques et morales, eut longtemps un plein succès et
s'exerça tant que dura le règne de l'ancienne con-
ception métaphysique.
Il s'agissait, dans ce domaine de la philosophie et
de la morale, de décrire des phénomènes dont la com-
plexité est telle qu'elle ne se laisse pas exprimer en
formules, en sorte qu'on en est réduit à des hypo-
thèses qui, si elles se fondent en partie sur quelques
faits d'observation, reçoivent, à vrai dire, leur forme
définitive des sensibilités et des intelligences diverses
dont elles émanent. Les faits observables ne nous
rendent point un compte exact des origines et de
la destinée du monde en général, ni de l'humanité
en particulier. Les opinions qui tranchent de pa-
reilles questions, acceptables sous bénéfice d'in-
ventaire, dans la mesure où elles ne sont point en
contradiction avec des faits observés, ne signifient
donc pas autre chose que des tendances, des partis
pris et des prédilections propres à des tempéra-
ments particuliers. En voulant imposer les uns et
les autres leurs conclusions, ces tempéraments lut-
tent, en réalité, pour la suprématie. Ici comme ail-
leurs, il s'agit d'un débat pour la puissance. Mais,
tandis que, dans l'ordre physique, ce débat semble
ig8 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
avoir reçu une solution définitive, en sorte qu'il est
possible d'en prévoir les phases et les résultats, les
forces qui luttent entre elles dans Tordre moral ne
sont point parvenues à cette fixité ; la question de
suprématie n'est point tranchée entre elles, elle est
toujours pendante, en sorte que la réalité morale,
en état de variation constante, reçoit une forme
différente de chaque sensibilité qui réussit à s'im-
poser pour un temps.
C'est ici que se laisse surprendre la ruse des
philosophes : transportant sur le terrain des idées,
la conception de vérité détachée de sa genèse que
les hommes ont imaginée d'après l'exemple des
lois scientifiques, les philosophes ont nommé vérité
leur parti pris. Chacun d'eux a prétendu, par des
apparences dialectiques, s'emparer de la vérité
unique à laquelle ils croyaient ou feignaient tous
de croire, afin d'imposer, au nom de cette auto-
rité souveraine, leur parti pris à toutes les cons-
ciences. C'est ce stratagème dont Nietzsche dé-
voile l'artifice dans Par delà le bien et le mal,
où il nous donne la vérité comme un moyen dé-
tourné, employé par la Volonté de puissance en
vue de dominer. Tel est le sens de cette analyse
où il fixe sur ce point sa pensée : « Ce qui excite,
dit-il, à considérer tous les philosophes, moitié avec
SCfiOÊËNHAÙER. ET NlET^SCtiË !()()
défiance, moitié avec ironie, ce n'est pas qu'on dé-
couvre toujours à nouveau combien ils sont inno-
cents, combien ils se trompent, se méprennent faci-
lement et souvent, bref, quel est leur enfantillage,
leur puérilité, mais c'est Jeur manque de droiture,
tandis que tous ensemble mènent vertueusement
grand bruit, dès que de loin seulement on effleure
Je problème de la véracité. Ils font tous semblant
d'avoir découvert leurs opinions par le développe-
ment spontané d'une dialectique froide, pure, divi-
nement insouciante (différents en cela des mysti -
ques de tout rang qui, plus honnêtement qu'eux
et plus lourdement, parlent d'inspiration), tandis
qu'au fond une thèse anticipée, une idée, une
« suggestion », le plus souvent, un souhait du cœur,
abstrait et passé au crible, est défendu par eux,
appuyé de motifs laborieusement cherchés : — ce
sont tous des avocats qui ne veulent point de ce
nom, défenseurs astucieux de leurs préjugés qu'ils
baptisent vérité (i). »
Le premier, parmi les philosophes, Nietzsche
n'emploie pas ce subterfuge ; le premier, parmi les
philosophes, il combat pour son instinct dominant,
à visage découvert. Sa philosophie est, comme les
(i) Par delà le Bien et le Mal, Ed. in-8° cUi Mercure de France, p.7.
2O0 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
autres > une confession personnelle ; c'est, pour
mieux dire, une épopée dans laquelle il célèbre ses
propres tendances ; mais bien différente en cela des
autres philosophies, elle se donne pour telle.Or, par
cette franchise, Nietzsche change entièrement les
règles du jeu philosophique, car il nie qu'il puisse
exister des philosophies en dehors de celles qui,
comme la sienne, sont faites du point de vue d'un
tempérament donné. Ce qui passait pour vérité dans
les philosophies anciennes, c'est ce qui était utile à
un tempérament donné ; le fait d'utilité, voici ce qu'il
y avait de réel dans ces philosophies, voici le lam-
beau substantiel qui, sous le jour lunaire de la dia-
lectique, prenait l'aspect fantomatique de la vérité.
Or, ce fait d'utilité est encore l'essentiel dans la
philosophie telle que la conçoit Nietzsche : mais il
se produit sous son vrai nom. II demeure l'objet
principal que se propose de manifester toute philo-
sophie de cette espèce, mais en même temps il est
réduit à ne valoir que pour un tempérament
donné.
Ce qui importe donc en toute philosophie, au
sens nouveau du terme, c'est le tempérament en vue
duquel elle est créée. C'est par rapport à ce tempé-
rament que toutes les propositions de cette philo-
sophie s'ordonnent ; elles ne valent que pour lui
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE
seul ou pour tous ceux du même ordre. En tant
qu'elles se donnent pour des vérités, elles ne sont
telles que par rapport à ce tempérament donné.
C'est lui qui les détermine et les conditionne, au
lieu qu'elles lui soient extérieures, à la façon de la
vérité ancienne et unique qui imposait également sa
loi à toutes les activités. La vérité devient la dépen-
dance et un produit d'un tempérament donné, au
lieu d'être un principe indépendant et supérieur,
ayant son origine, en Dieu, selon les théologiens, et
dans la logique, au gré des rationalistes. Il y a donc
autant de vérités morales que de tempéraments dif-
férents, et ces vérités ne valent que par le degré de
puissance des tempéraments qui les engendrent.
Voici, sous le jour delà conception de Nietzsche,
une inversion complète dans la hiérarchie des va-
leurs et qui modifie entièrement l'objet de la dialec-
tique. Entre deux propositions qui se donnent pour
des vérités et s'opposent Tune à l'autre, il n'y a
plus à rechercher laquelle est universellement vraie
et laquelle est mensongère, mais il faut remonter
au tempérament distinct dont chacune d'elles émane
et prendre parti pour l'un ou l'autre de ces modes
d'activités , au gré de ses propres affinités. Le débat
se trouve ainsi ramené à ses véritables proportions :
il s'agit d'une compétition entre deux sensibilités
202 NIETZSCHE Et LA REFORME PHILOSOPHIQUE
dont la lutte dialectique en vue de mettre la vérité
d'un seul côté masquait le caractère réel.
Nietzsche a usé de cette nouvelle méthode de rai-
son nement pour démontrer que, le problème de la
valeur absolue de la vie n'ayant pas d'objet, les
solutions qui en avaient été données, en quelque
sens d'ailleurs qu'elles eussent été formulées,
étaient nécessairement dépourvues de sens. « On a
opposé, dit-il, deux façons de penser (optimisme,
pessimisme) comme si elles avaient à lutter Tune
contre l'autre pour la cause de la vérité, tandis
qu'elles ne sont toutes deux que des symptômes
de conditions particulières, tandis que la lutte à
quoi elles se livrent ne démontre que l'existence
du problème cardinal, de la vie et nullement d'un
problème pour philosophes. Où appartenons-
nous (i) ? » Où appartenons-nous, c'est-à-dire
dans quel camp devons-nous nous ranger ? A la vie
qui s'offre à nous, avec la somme de joies et de
douleurs qu'elle comporte, que répondrons-nous ?
Un oui ou un non ? Quel est le degré, quelle est la
qualité de notre sensibilité ? Quelle est la force de
(ï) La Volonté de Puinahce, 1,93.
SCHOPErtHAÛER ET NIETZSOliE 2ô3
notre réaction contre la douleur? La ressentons-
nous comme un mal que nous ne pouvons domi-
ner et qui humilie notre instinct de puissance, ou
comme un obstacle à surmonter et qui va nous
donner le spectacle de notre force? Car voilà dans
quel sens la douleur peut être une pierre de tou-
che et peut nous servir à distinguer deux espèces de
types humains.
Quant à arguer du fait de la douleur pour appré-
cier la valeur de la vie, d'un point de vue méta-
physique, prononcer : « La somme de déplaisir
remporte sur la somme de plaisir : par consé-
quent la non-existence du monde vaudrait mieux
que son existence. . . Le monde est quelque
chose qui raisonnablement ne devrait pas exister
parce qu'il occasionne au sujet sensible plus de
déplaisir que de plaisir (i), » c'est là, selon Nietzs-
che, un bavardage, dont les conclusions n'ont aucune
valeur générale et qui est seulement symptomatique
de l'état de profond affaiblissement vital de celui
qui s'y abandonne. « Evaluer l'être lui-même, »
dit-il dans une note où, sous l'obscurité de la for-
mule ébauchée, nous pouvons saisir pourtant les
racines mêmes de sa pensée, « mais cette évaluation
fait encore partie de l'être — et, en disant non,
( i ) La Volonté de Puissance, II, 95.
i3
204 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
nous faisons encore ce que nous sommes (i). » C'est-
à-dire, en évaluant, nous' apportons nous-mêmes,
avec la qualité relative et particulière de notre sen-
sibilité, la conditon qui. détermine notre évaluation.
C'est en quoi il ne s'agit pas là d'un problème pour
philosophes recherchant la Vérité, à savoir, en
l'espèce, si la vie est bonne ou mauvaise, mais
d'une démarche même de la vie se manifestant fai-
ble ou vigoureuse. En niant la bonté de la vie à
cause du fait de la douleur, j'exprime seulement
que «j'ai le sentiment de ne pouvoir résister et me
rendre maître ». Et si, aux prises avec la douleur,
j'affirme la bonté de la vie, j'exprime seulement
que je sens en moi la force de surmonter la dou-
leur, en sorte que la douleur me procure le senti-
ment de ma puissance. C'est ainsi qu'avec mon
pouvoir de surmonter la douleur ou mon impuis-
sance à le faire, j'ajoute moi-même, à la chose que
je considère la couleur qui est l'objet de mon éva-
luation. Mon jugement n'est pas une opération
logique, c'est proprement un acte.
Les arguments par lesquels Nietzsche combat la
(ï) La Volonté de Puissance, II, 94.
SCHOPENHAUER. ET NIETZSCHE 205
philosophie de Schopenhauer reposent donc sur
une évaluation des faits plaisir et déplaisir pratiquée
au moyeïi du nouveau mètre, Fidée de puissance,
substitué à l'ancien mètre, l'idée de vérité. Le plai-
sir et la douleur sont des conséquences de l'état
du sujet qui les éprouve; ils nous renseignent
seulement sur cet état, ce sont des symptômes qui
nous révèlent la force ou la faiblesse du sujet, c'est
à-dire ses rapports avec le fait de la puissance. Ils
ne signifient quoi que ce soit par rapport à la valeur
générale de la vie. La critique que Nietzsche insti-
tue ici à l'encontre du pessimisme peut donc être
utilisée aussi bien contre l'optimisme. On a vu que
Nietzsche en tombe d'accord, on a vu que de telles
doctrines agitent selon lui des questions qui n'ont
pas |à être posées, qu'il n'y a pas à se demander
ni à décider si la vie est en soi bonne ou mauvaise.
Toutefois un jugement général sur la vie ne peut
être évité, c'est celui qui constate qu'elle est. Or
si l'on tombe d'accord avec Nietzsche : qu'elle est
aussi partout volonté de puissance, il faut accor-
der que, tout ce qui existe luttant continuellement
en vue de dominer, le fait que la puissance aug-
mente ici, nécessite le fait qu'elle diminue ailleurs
en sorte qu'il y a dans la vie des états de crois-
sance et des états de déclin. Le philosophe qui,
20Ô NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
comme Nietzsche, se classe parmi ceux qui disent
oui à la vie, est donc contraint de vouloir ces états
de déclin qui sont le prix et le moyen des» états de
grandeur. Il y a plus, et du point de vue de son
amour partial de la grandeur de la vie, il va dési-
rer même que tout ce qui décline se désagrège et
se hâte vers sa fin pour céder ses parcelles élémen-
taires à des synthèses plus heureuses. Il apparaît
alors que si, du point de vue de l'idée de vérité, il
était impossible de concilier le parti pris de Scho-
penhauer avec celui de Nietzsche, une telle conci-
liation s'impose dès que Ton prend pour principe
d'évaluation l'idée de puissance telle que Nietzsche
Ta conçue.
III
On vient d'exposer la conception qui domine
toute la philosophie de Nietzsche et en constitue
la profonde originalité : on a montré comment
l'idée de Vérité, considérée par le philosophe sous
un jour nouveau, a été dépossédée du rôle de pre-
mière importance que la métaphysique ancienne
lui avait jusqu'alors attribué. La Vérité perd,
a-t-on dit, avec Nietzsche, sa valeur de critérium
vm~-
8CH0PENHAUER. ET NIETZSCHE 207
universel ; au lieu d'être tenue pour un principe
souverain, extérieur aux activités et leur fixant
une loi unique, elle devient au contraire un pro-
duit, une conséquence et une dépendance de ces
activités, impliquant comme elles et à leur suite
diversité et changement.
A travers ces perspectives nouvelles, on va pré-
ciser quelles sont les tendances métaphysiques et
morales qui s'expriment dans la philosophie de
Schopenhauer et dans telle de Nietzsche, non plus
pour les opposer comme deux solutions contra-
dictoires d'un problème qui comporterait une solu-
tion unique, mais pour déterminer dans quelles
limites, dans quel domaine, chacune de ces solu-
tions est valable et quels rapports elles soutien-
nent entre eïles. Mais tout d'abord quel sens con-
vient-il d'accorder à ces termes, une morale^ une
métaphysique ) d'un point de vue qui supprime
l'idée d'une vérité en soi ?
Qu'est-ce, d'abord, qu'une morale? Retranchée
l'idée d'une loi fixant du dehors à quelque activité les
règles de sa conduite, une morale, dira-t-on, c'est
ce qui est, pour une activité donnée, une attitude
d'utilité. A la question : qu'est-ce qui est vrai en
soi par rapport au bien et au mal, cette autre ques-
tion Se voit subslituée : qu'est-ce qui est utile à une
i3.
208 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
activité donnée ? Et comme, pour ne point trahir
la pensée de Nietzsche, il faut réduire la notion
d'utilité à celle de puissance, est bon, devra-t-on
prononcer, ce qui est de nature à augmenter la
puissance d'une activité donnée, est mauvais ce qui
est de nature à diminuer cette puissance : la mo-
rale est l'ensemble des préceptes qui enseignent ce
qui est bon et mauvais pour une activité donnée .
Le principe de la morale se montre ainsi intérieur
à l'activité à laquelle la morale va par la suite s'ap-
pliquer. Ce qui est primordial dans une morale,
ainsi qu'on l'a noté, c'est le tempérament qui la
fonde, un tempérament déterminé, pourvu de ten-
dances originales et auquel certaines manières
d'être ont réussi pour se développer et se fortifier.
L'ensemble de ces manières d'être, s'il est résumé
en formules impératives, constitue par la suite, pour
tous les tempéraments de même nature, un point
d'appui et un principe de suggestion bienfaisant.
« Toute morale est la formule d'un tempérament
qui a prévalu (i), » disait-on en parallélisme avec
la conception de Nietzsche dans une Introduction
à la Vie intellectuelle ébauchés naguère (i), et
M. Henri Albert, résumant dans une brochure la
(i) Revue Blanche, du i er mai 1896.
SCHOPSNHAUEH ET NIETZSCHE 20Q
pensée du philosophe, définissait la morale « la
formule biologique de l'homme (i) ».
Une morale valable c'est donc le récit d'une
expérience qui a réussi à un individu isolé, avec
l'exposé des moyens qui procurèrent le succès de
l'aventure. Une objection toutefois se présente ici :
la philosophie de Nietzsche ne met pas seulement
à néant l'idée d'une vérité universelle, mais, d'ac-
cord avec celle de Schopenhauer, elle nie encore
qu'un libre arbitre soit possible. Quelle peut donc
être, demandera-t-on, l'utilité de ce récit d'une
expérience qui a réussi, si ceux qui le recueillent
ne sont pas maîtres d'en tirer parti pour eux-mê-
mes? Ils ne sont pas maîtres, il est vrai, d'en pro-
fiter si leur physiologie s'y oppose, mais ils ne sont
pas maîtres davantage de se soustraire à son in-
fluence sous certaines conditions. Le déterminisme
d'un individu résulte du fait de ses tendances com-
biné avec l'action du monde extérieur qui favorise
ou contrarie ces tendances. Une morale, au sens
où l'on entend ici ce terme, agira donc, à titre de
circonstance extérieure sur une physiologie donnée,
elle entrera dans son déterminisme total. Elle sera,
pour un être, un principe de suggestion, le con-
traindra à se concevoir autre qu'il n'est actuelle*
(i) Les Dangers du, moralisme. Extraits du Centaure, vol. II, 1896.
a 10 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
ment. Or, elle contribuera de la sorte à le soulever
au-dessus de sa réalité actuelle vers une réalité
supérieure, si l'exemple qu'elle lui propose est en
harmonie avec*des virtualités dont réclusion, pos-
sible seulement, eût pu être aussi bien entravée par
une image contraire.
La morale de Nietzsche est bien exactement le
récit d'une aventure personnelle. C'est, à l'occasion
d'une maladie qu'il a réussi à guérir, l'exposé du
traitement qu'il institua lui-même et qui lui fut effi-
cace. Cette philosophie est donc une attitude de
malade: mais c'est là précisément le propre de toute
philosophie. L'homme, dans la mesure où il est
absolument sain, ne philosophe pas. Il vit de la
même façon dont M. Jourdain faisait de la prose
et sans se demander: « Comment vivre? » Toute
philosophie, au contraire, est l'aveu d'un malaise,
elle exprime l'inquiétude du « Pourquoi vivre? »
et du a Comment vivre? » et prétend être une
réponse à ces deux questions. Elle est proprement
un traitement institué à l'encontre d'une maladie,
elle formule la réaction d'une sensibilité particu-
lière contre une souffrance, et pour Nietzsche qui a
éliminé, comme une démarche illusoire, la recher-
che de la vérité, ce fait de proposer un traitement
contre une maladie constitue l'essentiel d'une phi
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE
losophie, circonscrit tout ce qu'il y a en elle de
légitime. Or, parmi les malades, il en est de deux
sortes: les uns sont destinés à recouvrer la santé,
les autres à périr. Nietzsche reconnaît l'existence
de ces deux classes de malades, et sa morale est
faite expressément en vue de ceux de la première
catégorie. Elle n'est point la morale : à vouloir lui
donner cette extension, on lui retire toute valeur,
on lui confère un sens contre lequel proteste toute
la pensée du philosophe . Elle est une morale par-
ticulière en vue d'une catégorie déterminée. On sait
que si le fait de la douleur n'a aux yeux de Nietzs-
che aucune valeur propre à déprécier la vie, le rap-
port qui existe, en tout individu, entre la quantité
de douleur qui l'assaille et le degré de résistance
qu'il peut opposer, décide de la classe à laquelle il
appartient. Sa morale est faite en vue de ceux dont
le pouvoir de réaction, quelle que soit la somme
des calamités qui les menacent, est supérieur à cet
assaut, pour qui ces attaques vont être en consé-
quence un moyen d'augmenter la conscience de leur
force. La morale de Schopenhauer s'adresse à ceux
de la catégorie adverse et les deux morales, com-
plémentaires l'une de l'autre, l'une glorifiant, l'au-
tre flétrissant la vie, ne sont rien autre chose que
des appareils de suggestion.
212 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
Ceci est typique chez Nietzsche : c'est de Pétat le
plus propre en apparence à imposer à l'esprit une
appréciation défavorable à la vie qu'il invente pour
son propre usage, et en guise de traitement, cet
appareil de suggestion en faveur de la vie, en quoi
consiste sa morale. Les deux avant-propos compo-
sés en 1886 pour le Voyageur et son Ombre contien-
nent l'aveu d'un état antérieur de maladie aiguë
et de profonde dépression. Le mal physique, occa-
sionnant jusqu'à des incapacités presque absolues
de travail, était venu s'ajouter, de la façon la plus
pénible, à cette circonstance d'une sensibilité prépa-
rée par la culture chrétienne d'abord, par Schopen-
hauer éducateur, ensuite aux attitudes de renon-
cement, aux jugements pessimistes sur la vie. Aussi
le fait d'avoir formulé, sous le poids de semblables
conditions, une méthode propre à faire aimer la
vie, doit-il être tenu pour un argument en faveur
de l'efficacité de cette méthode; car elle a fait
ici ses preuves, elle a triomphé d'un cas extrême
et qui pouvait sembler désespéré. L'expérience
accomplie par le philosophe sur lui-même est, à
ce titre, la plus belle démonstration du pouvoir
qu'a l'homme de se transformer dans le sens de la
représentation qu'il se fait de lui-même, c'est-
à dire qu'elle témoigne de la prodigieuse élasti-
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 2l3
cité que comporte parfois la nature humaine.
On peut penser, en ce qui touche à Nietzsche,
que l'excès même du mal qui l'accablait, lui en pré-
sentant tous les symptômes avec un énorme relief,
rendait plus aisé, pour un tempérament d'ailleurs
héroïque, doublé d'une intelligence critique, l'exer-
cice de l'analyse et de l'observation. Il devait être
si porté, semble-t-il, par les circonstances particu-
lières où il était placé, à condamner l'existence, que
les motifs intéressés d'un tel jugement lui apparu-
rent en pleine clarté et le décidèrent à mettre en
doute la valeur d'un verdict aussi partial. Toujours
est-il que c'est à l'époque de la dépression physiolo-
gique la plus accablante, qu'il formula cette remar-
que décisive dont il se fit un tremplin pour son
élan vers la santé; c'est alors qu'il conçut que les
jugements portés sur la vie ne prouvent rien contre
la vie ou en sa faveur, mais qu'ils décèlent seule-
ment l'état de richesse ou de misère physiologique
de celui qui les porte. Ayant donc compris que
toutes ses appréciations de valeurs étaient déter-
minées par la maladie de la sensibilité à laquelle il
était en proie, il donna tort résolument à ces
appréciations, il les condamna du point de vue de
la santé. « Je pris alors, et non sans colère, dit-il,
parti contre moi-même et pour tout ce qui juste-
2l4 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
ment me faisait mal et m'était pénible. J'appris Tait
de me donner comme joyeux, objectif, curieux et,
avant tout, bien portant et méchant — c'est là, me
semble-t-il, de bon goût chez un malade (i). » Il se
força, « médecin et malade tout à la fois », à un
climat de l'âme contraire à son âme ancienne, et,
pour se mettre en garde contre ses penchants de
malade, il se prescrivit la règle de maintenir dans
son esprit «la reconnaissance à l'égard de la vie »,
de faire dominer <c une volonté qui s'est imposé la
tâche de défendre la vie c'ontre la douleur, et d'ex-
tirper toutes les conclusions 4 qui naissent, comme
des champignons vénéneux, sur le sol de la dou-
leur, de la déception, du dégoût, de l'esseulement
et d'autres terrains marécageux (2) ».
Or, Nietzsche nous apprend que cet effort de
son imagination pour déplacer sa sensibilité abou-
tit. Il parvint à se réaliser tel qu'il s'était conçu, à
imiter « cette ruse de serpent qui consiste' à chan-
ger de peau ». Il fit en sorte que les jugements sur
la vie, qu'il se contraignait à émettre, en contradic-
tion avec les postulats de sa sensibilité immédiate,
modifièrent cette sensibilité et lui en créèrent une
(1) Le Voyageur et son Ombre. Société du Mercure de . France,
p. i4-
(2) Le Voyageur et son Ombre, p. i4.
èCHÔPRNHAUER ET NIETZSCHE 2l5
nouvelle, celle-là même qui correspondait à ses
jugements de parti pris. Cet effort pour seconcevoir
et se réaliser autre qu'il n'était, les règles d'hygiène
mentale qu'il se prescrivit pour atteindre un tel
but, voici ce qui constitue toute la morale de Nietzs-
che. « Devenez durs, » recommande Zarathoustra
à ses disciples et on ne saurait nier qu'un tel con-
seil ne soit utile à ceux à qui il est proposé. Le
« devenez durs » nous indique assez qu'il ne s'a-
dresse pasiTdes barbares dont la férocité instinc-
tive a besoin d'être refrénée, mais à des êtres qu'une
civilisation trop douce a amollis à l'excès, chez qui
toute combativité, tout pouvoir de réaction, sont
près de disparaître. De telles sensibilités existent
et, parmi elles, il en est aussi chez lesquelles se ren-
contre, à quelque degré, ce pouvoir de réaction con-
tre leur propre faiblesse qui s'exerça chez Nietzsche
d'une façon si typique. C'est à celles-ci que se
recommandent, comme une hygiène mentale admi-
rablement appropriée, les prescriptions de Zara-
thoustra. C'est pour celles-ci qu'elles sont une
morale.
Cette morale de la dureté envers soi-même com-
porte un corollaire. De cet état d'extrême dépression
auquel il atteignit, Nietzsche a tiré un enseigne-
ment ; il sait que la vie, bohne pour les forts, est
14
2l6 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
douloureuse pour ceux à qui un défaut de puissance
interdit de réagir contre la peine et qui s'achemi-
nent vers leur déclin. Toute sa pitié le contraint
donc de souhaiter que la route soit abrégée qui les
mène à leur fin. D'autre part, on a indiqué déjà
qu'une autre considération l'induisait également
aux mêmes conclusions : si la vie n'est en soi ni
bonne, ni mauvaise, elle est ce que la font ceux
qui l'évaluent; elle sera donc d'autant plus belle et
d'autant meilleure qu'elle sera exaltée par un plus
grand nombre d'êtres pourvus de ce sentiment de
puissance qui la leur fait ressentir comme une joie,
elle sera d'autant plus belle et d'autant meilleure
que seront plus vite éliminés ceux qui, la ressen-
tant comme une peine, la déprécient par l'accent
de leur plainte et répandent sur elle la couleur de
leur tristesse. L'amour des hautes formes de l'exis-
tence est donc ici d'accord, chez Nietzsche, avec sa
pitié pour instituer, à côté de la méthode propre à
relever le ton vital, chez des malades capables
encore d'un retour à la santé, une méthode propre
à pousser hors de la vie, par les moyens les plus
prompts, les incurables, ceux chez qui les forces
en déclin engendrent un état de souffrance et sus-
citent ces jugements qui calomnient la vie.
Cette morale de la dureté, efficace à l'égard des
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 217
premiers, en guise de stimulant, va être aussi, à
Tégard des seconds, un moyen d'élimination.
Moyen de faire cesser la souffrance, elle sera en
même temps un moyen d'assainir la vie, en re-
tranchant toute cette part grangrenée d'elle-même,
qui menaçait de la corrompre. « O mes frères,
suis-je donc cruel, demande Zarathoustra; mais
ce qui tombe je vous dis encore de le pous-
ser (j). » Mais plutôt, qu'ils se suppriment eux-
mêmes, tous ceux dont la vie se retire, qu'ils sui-
vent le chemin de leur déclin. S'il y a une route
vers la hauteur, il y en a une aussi vers l'abîme,
et l'une et l'autre voie sont également légitimes,
car « la défection, selon Nietzsche, la décomposi-
tion, le déchet n'ont rien qui soit condamnable en
soi-même.; ils ne sont que la conséquence nécessaire
de la vie, de l'augmentation vitale. Le phénomène
de décadence est aussi nécessaire que l'épanouis-
sement et le progrès de la vie, nous ne possédons
pas le moyen de supprimer ce phénomème. Bien
au contraire, la raison exige de lui laisser ses
droits (2). » Et appliquant un de ses thèmes de
prédilection selon lequel toutes les bonnes choses
se suppriment elles-mêmes, par l'exagération et la
(1) Ainsi parlait Zarathoustra^ p. 3o3.
(a) La Volonté de Puissance, J, no.
1
2l8 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
persistance, parmi des circonstances modifiées, des
vertus mêmes qui naguère assurèrent leur triom-
phe, il salue, de chaudes paroles de louangë,par la
bouche de Zarathoustra, ceux qui se hâtent noble-
ment vers leur fin en persévérant dans la voie
qu'ils ont une fois choisie : « J'aime celui qui aime
sa vertu, car la vertu est une volonté de déclin et
une flèche de désir... J'aime celui qui a honte de
voir le dé tomber en sa faveur et qui demande
alors : suis-je donc un faux joueur? Car il veut
périr... J'aime celui dont l'âme est profonde même
dans la blessure, celui qu'une petite aventure
peut faire périr, car ainsi volontiers il passera le
pont(i). »
C'est de ce même point de vue, selon lequel les
états de déclin sont la conséquence nécessaire de
l'augmentation vitale, que Nietzsche est amené à
prôner le suicide comme une solution naturelle et
dont l'emploi devrait être conseillé. C'est ici encore
sa conception de l'auto-suppression qui justifie son
point de vue : il demande que le nihilisme, où il
voit les causes de l'abaissement actuel de la vie,
se supprime lui-même en s'exagérant jusqu'à ses
conséquences logiques. « Rien, dit-il, ne serait plus
(i) Ainsi parlait Zarathoustra, p. i5.
SGHOPENHAUER ET NIETZSCHE 219
utile et ne devrait être autant encouragé qu'un
nihilisme de l'action avec toutes ses conséquences.
De même que je comprends tous les phénomènes
du christianisme, du pessimisme, de même je. les
exprime. « Nous sommes mûrs pour ne pas être,
pour nous il est raisonnable de ne pas être » ...
Quels moyens faudrait-il employer pour réaliser
une forme sévère du grand nihilisme contagieux,
une forme qui enseignerait et exercerait la mort
volontaire avec une minutie vraiment scientifi-
que (i)... »
Née d'un état de sensibilité qui prend parti pour
la grandeur de la vie, la conception générale de
Nietzsche implique, en effet, à côté d'un principe
de suggestion propre à exalter l'ardeur de vivre
chez les forts, un principe de suggestion opposé à
l'usage des faibles et des dégénérés. Ce qui est fai-
ble, ce qui souffre, doit disparaître, doit employer
ce qui lui reste de puissance à se supprimer soi-
même. Si la puissance est ce qui fait le prix de la
vie , le fait d'avoir perdu la puissance est la pire
calamité : il n'est d'autre remède applicable à cet
état qu'un mort prompte. Dans la nature, d'ailleurs,
il en va ainsi, d'une façon pour ainsi dire mécam-
1) La Volonté de Puitsance, p. aoo.
220 NIETZSCHE KT LA REFORME PHILOSOPHIQUE
que, et toute chose qui ne parvient pas à maintenir
associées, selon le lien d'une hiérarchie, les parties
qui la composent, se voit désagrégée par les forces
adverses ; elle cesse d'être sous la forme qu'elle
avait réussi à conquérir et ses éléments épars sont
accaparés par des formes dominatrices.
Ce processus de désagrégation qui s'accomplit
mécaniquement dans le monde physique, la phi-
losophie de Schopenhauer en est l'expression adé-
quate, sous le jour de la conscience; elle est excel-
lemment une attitude pour mourir, elle est, pour
ceux qui doivent disparaître le principe de sugges-
tion le plus propre à leur faire désirer ce qui doit
fatalement arriver, à les mettre d'ace ord avec leur
destinée. «La vie n'est que souffrance, disent d'au-
tres, et ils ne mentent pas. Faites donc en sorte
que vous cessiez d'être. Faites donc cesser la vie
qui n'est que souffrance. »La philosophie de Scho-
penhauer donne satisfaction à cette injonction de
Zarathoustra. Elle est la voix qui prêche la mort,
or « le monde est plein, dit Zarathoustra, de ceux
à qui il faut prêcher la mort (i) ».
Il est, à vrai dire, presque impossible de traiter
de la morale de Schopenhauer sans invoquer sa
(x) Ainsi pariait Zarathoustra, p. 63.
SCHOPENHÀUER ET NIETZSCHE
métaphysique, car Tune se réclame expressément
de l'autre et tente de s'en fortifier. Cette métaphy-
sique se fonde, comme on sait, sur la théorie de la
Maïa : le monde des phénomènes y est tenu pour
une hallucination fomentée par le désir, en sorte
que l'abolition du désir entraîne la suppression des
phénomènes. « Retire ton désir des choses, afin
que cesse la vie phénoménale qui n'est que dou-
leur. » Ainsi s'énonce l'impératif moral issu de
cette métaphysique. On voit toutefois qu'il ne sau-
rait valoir également pour tous et que ceux-là seuls
seront enclins à l'accueillir, dont la sensibilité dé-
primée ressent la vie comme une douleur. Ne pou-
vant changer le m onde, ils changeront leur volonté;
ne pouvant réaliser leur désir, ils le retireront des
choses. Mais ceux de l'autre catégorie continue-
ront d'employer leur énergie à soumettre les choses
à leur désir.
Schopenhauer ne l'ignore point et il fait place à
cette alternative. De son point de vue, ainsi que du
point de vue hindou, l'acte intellectuel, par lequel
l'individu prend conscience du caractère illusoire des
apparences phénoménales, ne détermine pas néces-
sairement l'acte de renoncement par lequel il retire
son désir deschoses. Cet acte de renoncement est
dépendant derattituded'affirmationoude négation
222 NIETZSCHE ET LÀ REFORMK PHILOSOPHIQUE
qu'adopte, en un être déterminé, la Volonté prise
comme chose en soi. La Volonté vient-elle à se nier,
l'être qui est en quelque sorte le théâtre de ce revire-
ment cesse d'appliquer son désir à des objets qu'il
sait désormais irréels et une telle attitude engendre
les vertus que l'on a coutume de rattacher à la doc-
trine de Schopenhauer, la mansuétude, l'abnéga-
tion, et cette religion de la pitié que la sentimenta-
lité contemporaine à mise si fort en honneur (2).
Au contraire, la divulgation de l'irréalité du monde
s'accomplit-elle en un être chez lequel la Volonté
persiste à s'affirmer et le miracle sera suivi d'un
effet tout opposé à celui que l'on vient de décrire :
à connaître ce qu'il y a d'irréel dans la douleur
ainsi que dans la joie, celui-ci va cesser de s'émou-
voir à la vue de la souffrance, il va se passionner,
comme à un spectacle, aux alternatives que com-
posent, sur le motif du désir, la joie et la douleur
humaines.
Schopenhauer lui-même, avec une entière sincé-
(1) Il faut noter toutefois que ces vertus sont seulement une con-
séquence de l'absence de désir et qu'elles sont purement négatives :
des hommes, cessant de désirer les choses, cesseront de lutter en-
tre eux pour leur possession, ils n'auront plus de raison de se haïr
et de s'envier ; mais c'est par une déformation complète de la doc-
trine que l'on pourrait imaginer qu'ils éprouveront les uns pour les
autres des sentiments actifs de sympathie et de fraternité, incom-
patibles avec la conscience de leur commune irréalité.
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 223
rite intellectuelle, a pris soin d'exposer sous nos
yeux cette éventualité. Il Ta illustrée de cet épi-
sode des livres hindous où le jeune Ardjouna
nourrisson de Krishna, en présence de deux ar-
mées prêtes au combat, « pris, dit Schopenhauer,
d'une tristesse qui fait penser à celle de Xerxès,
sent le cœur lui manquer et va quitter la lutte pour
sauver de la mort tant de milliers d'hommes.
Alors, selon le récit du Baghavat Gita, Krishna
l'amène à cet état de l'esprit (et il s'agit ici de cette
connaissance parfaite au regard de laquelle tous
les phénomènes,y compris la vie et la mort, se mon-
trent autant d'illusions sans consistance), dès
lors ces milliers de morts ne le retiennent plus : il
donne le signal de la bataille (i). »
Ainsi ce qui demeure positif, dans la doctrine
morale de Schopenhauer, c'est l'état de sensibilité
qui l'a engendrée. Pour décider sur quels tempéra-
ments cette morale peut exercer son empire, il faut
définir quels tempéraments l'ont commandée.
Nietzsche procède en physicien : il recherche, en
toute activité, si la quantité d'énergie qu'elle impli-
que l'emporte sur la quantité de douleur qu'elle
doit surmonter ou lui est inférieure. Schopenhauer
(i) Le Monde comme volonté et comme représentation,!, p. 297.
i4.
224 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
procède en métaphysicien, mais aboutit au même
problème : la Volonté s'affirme-t-elle ou se nie-t-
elle en un individu donné ? C'est à l'égard seule-
ment des êtres chez lesquels elle se nie que sa
morale pourra agir à titre de suggestion efficace :
or ceux-ci ce sont précisément les mêmes chez les-
quels le rapport physique dont Nietzsche a posé les
termes se solde au détriment de l'énergie. Ce sont
ceux que Zarathoustra abandonne aux prédicateurs
de la mort.
IV
On a précisé ce que peut être une morale, abs-
traction faite de Pidée d'une vérité générale, fixant
un but à la conduite, aussi bien que de toute
créance consentie à l'idée d'un libre arbitre : l'aveu
et la glorification par une activité donnée de ses
tendances essentielles, avec l'exposé des moyens les
plus propres à les réaliser, sous ce jour, un prin-
cipe de suggestion, à l'égard d'autres activités, les
incitant à se modifier, — à leur avantage ou à leur
détriment, — selon qu'elle peut être pour elles, soit
une cause d'unification et de convergence, soit une
cause de désordre et de dissociation.
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 2S 5
Du même point de vue positif, qu'est-ce qu'une
métaphysique ? Une hypothèse sur l'Univers com-
posée en harmonie avec le vœu de cette même acti-
vité, — quelle qu'elle soit d'ailleurs, — qui fonda une
morale. Son rôle est de légitimer, par le but qu'elle
assigne au tout, les tendances et les aptitudes de
l'activité particulière dont elle émane. Elle est
ainsi le dernier état d'une activité qui, s'élant affir-
mée dans la morale, se justifie par des motifs et
construit le monde pour son usage.
En fait il est arrivé jusqu'ici, et il arrivera sans
doute encore qu'une telle hypothèse se donne pour
une Vérité universelle. Mais la tendance qui par-
viendra à cette affirmation témoignera par là de sa
puissance, elle n'établira pas, au regard d'une phi-
losophie purement intellectuelle, que sa prétention
soit fondée : elle montrera une fois de plus la
généalogie de l'idée d'une vérité universelle, elle la
fera apparaître comme le produit du désir, exas-
péré jusqu'à la croyance, au lieu qu'elle soit ce
pour quoi elle se donne, l'objet naturel et prédes-
tiné de la croyance, existant en soi et s'imposant
du dehors.
A demeurer dans les cadres de la définition que
l'on vient de proposer, il apparaît que l'hypothèse
métaphysique de ^Nietzsche et celle de Schopen-
2 26 NIETZSCHE ET LA. RÉFORME PHILOSOPHIQUE
hauer sont, Tune et l'autre, parfaitement propres à
satisfaire les tempéraments différents auxquels elles
se proposent. La philosophie de Schopenhauer
interprète le vœu d'une activité impuissante à per-
cevoir la vie autrement que comme une souffrance.
En guise de morale, elle conseille à cette activité
l'attitude du renoncement. Or, pour justifier ce
renoncement et le glorifier, voici que, du point de
vue métaphysique, elle condamne le monde comme
un hasard malchanceux, qu'elle le donne comme
un phénomène illusoire, comme un jeu de la Maïa,
comme une lanterne magique dont le feu du désir,
tant, que nous l'entretenons en nous-mêmes, éclaire
seul et suscite les scènes diverses, comme une hal-
lucination dont notre propre ardeur est la cause et
la dupe. Dès lors ce devient une supériorité d'é-
chapper à cette duperie : l'être destiné à succom-
ber dans la lutte phénoménale peut disparaître,
transfiguré par cette lueur métaphysique, avec le
sourire triomphal de l'initié. La métaphysique de
Sel lopen hauer est donc bien, pour une pareille sen-
sibilité et pour toutes celles de cette nature, une
attitude d'utilité, une interprétation efficace de l'u-
nivers. Elle est, sous le jour de la conscience, la
justification motivée d'une tendance physiologique.
Contrairement à la précédente, la philosophie de
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 227
Nietzsche émane, ainsi qu'on Ta montré, d'une
activité qui se heurte, comme l'autre, au fait de la
douleur, mais chez qui cette rencontre développe
et fait surgir un surcroît de force, en sorte qu'elle
est en définitive une occasion de triomphe. Loin
de répudier la vie à cause de la douleur, une acti-
vité de cette nature va à cause de la douleur l'aimer
davantage. Or, c'est à cette activité avide de vivre
que [Nietzsche offre l'hypothèse du Retour éter-
nel : l'ensemble du moijde déterminé d'une façon
inexorable par des séries de causes et d'effets, qui,
formant un cercle, s'engendrent sans fin les unes
les autres, la vie se jurant « la fidélité de l'an-
neau », en sorte que chaque être revient éternel-
lement prendre conscience de lui-même, parmi
des circonstances, non pas pareilles, mais iden-
tiques, en sorte qu'il n'est, à vrai dire, pour cha-
que être, qu'un éternel présent. L'idée même du
retour éternel a sa place dans ce mouvement sans
fin de causes tournant en cercle. Elle fait elle-même
partie de la fatalité de l'univers et Zarathoustra,
alors qu'il l'évoque des profondeurs de sa pensée,
sait qu'il reviendra lui-même éternellement sur cette
même terre, sous ce même soleil, pour annoncer
aux mêmes hommes l'éternel retour de toutes cho-
ses. Or, cette pensée du Retour, selon la conception
228 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
de Nietzsche, « c'est la pensée qui donnera à beau-
coup d'hommes le dtoit de se supprimer », c'est,
« la grande pensée sélectrice » (i), faite pour hâter
les décompositions, pour pousser vers l'abîme tout
ce qui tremble et chancelle, pour purifier la vie de
tout élément morbide et préparer les renaissances.
Car voici que chaque homme revient toujours, le
grand comme le petit, avec ses joies et ses dou-
leurs, et ses hontes individuelles : c'est sur cette
image de lui-même, invariable et incommutable,
que chaque homme doit se décider en faveur de la
vie ou contre elle, c'est sa propre existence actuelle,
sans espoir de le voir changer, en bien ou en mal,
qu'il doit accueillir, s'il est un affirmateur de la vie
à la façon de Zarathoustra, c'est cette existence
multipliée à l'infini et rendue plus intolérable, par
l'idée du Retour, qu'il va fuir loin du jour de la
conscience, s'il la ressent comme une douleur.
On ne discutera pas ici la valeur de cette hypo-
thèse au point de vue de la construction logique
qui la supporte. On constatera seulement qu'elle
est admirablement appropriée au vœu des sensibi-
lités auxquelles elle se propose. Etant, par son seul
énoncé, une épreuve par laquelle sont éliminées
toutes les sensibilités opposées, la promesse du
(i) La Volonté de Puissance , II, p. 179.
SGHOPBNHAUER ET NIETZSCHE 229
Retour s'adresse à ceux-là seuls qui, parfaitement
adaptés aux conditions de la vie, goûtent à pos-
séder la vie une joie supérieure à toutes les peines.
Elle est pour ceux-ci un principe d'exaltation : en
harmonie avec le vœu de leur désir, elle fortifie,
par la fonction qu'elle assigne à l'univers de se
répéter éternellement semblable à lui-même, leur
joie immédiate de vivre.
Ainsi la volonté selon Schopenhauera le pouvoir
d'abolir la vie en la niant, La vie selon Nietzsche
revient éternellement, toujours semblable à elle-
même. Entre ces deux hypothèses métaphysiques,
y a-t-il donc contradiction? Non, pour qui a en-
tièrement pénétré les analyses de Nietzsche tou-
chant l'idée de vérité. La vérité, selon Nietzsche,
est, on se le rappelle, l'expression dernière et triom-
phante de la croyance, la croyance est elle-même
la conséquence du désir ; elle formule le vœu secret
d'un tempérament donné. Il ne peut donc exister
de contradiction logique entre deux vérités qui
relèvent de tempéraments différents. Elles ne sont
justiciables que de leur appropriation plus ou
moins parfaite aux états de sensibilité en vue des-
quels elles ont été imaginées. Elles ne sont des
vérités que sous le jour de cette appropriation, par
la vertu du lien qui les attache à ces états sensibles.
â3o NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
Elles ne peuvent en être détachées pour être oppo-
sées Tune à l'autre du point de vue d'une activité
absolue qui échappe à nos prises.
Il y a plus : on a montré déjà qu'en ce qui tou-
che aux tendances morales, les deux points de vue
opposés de Schopenhaueret de Nietzsche se voient
conciliés par l'idée la plus générale de la philo-
sophie de Nietzsche, par l'idée de la Volonté de
puissance appliquée à la représentation de l'Uni-
vers. Or, si l'on considère qu'une hypothèse méta-
physique n'est autre chose elle-même que l'expres-
sion des tendances morales se motivant sous le
jour de la conscience, donnant à l'univers un sens
par où leur activité propre est justifiée, il appa-
raît que la coexistence des deux morales de Scho-
penhauer et de Nietzsche, s'impliquant l'une l'autre,
nécessite la coexistence des deux métaphysiques.
La conception de la Volonté de puissance suppo-
sant une lutte éternelle entre les choses suppose
du même coup, ainsi qu'on l'a noté, des triomphes
et des défaites, des états de croissance et des
états de déclin, des attitudes pour mourir aussi
bien que des attitudes pour vivre et s'accroître.
Nietzsche, on le sait, a reconnu la légitimité de ces
attitudes pour mourir et la philosophie du suicide
forme un chapitre de sa morale. On ne saurait
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 23 1
donc penser qu'il ait refusé à ceux qui doivent
mourir le bénéfice d'une métaphysique, qu'il ait
interdit à une tendance humaine de s'exprimer,
de se faire une bonne conscience et de se glorifier
en un paysage de motifs appropriés.
Il existe, en somme, dans la philosophie de
Nietzsche, et on ne la peut apprécier équitablement
que si Ton précise cette distinction, deux points
de vue, — dont l'un beaucoup plus général que
l'autre, — auxquels il s'est placé tour à tour pour
construire sa pensée. L'un de ces points de vue
embrasse l'horizon d'une sensibilité en quelque
sorte intellectuelle : c'est celui qui s'est exprimé en
la substitution, comme mode d'évaluation des phé-
nomènes, de l'idée de puissance à l'idée de vérité.
Cette conception du monde comme volonté de
puissance implique un double mouvement selon
lequel la vie tour à tour s'affirme et s'abolit, sans
fin, sans autre cause que la volonté, inhérente à
chaque chose, de conquérir la totalité de l'existence,
par où chaque chose constituée s'offre à la lutte
jusqu'à ce qu'elle ait été défaite, désagrégée par
2 32 NIETZSCHE ET LA RKFORM» PHILOSOPHIQUE
une plus forte. C'est la métaphysique du flux et
du reflux, qui commande également l'hypothèse du
Retour et celle du Nirvana,
Mais, entre ces deux conceptions subalternes,
Nietzsche s'est attaché surtout à mettre en relief la
première et c'est celle-là que fait voirie second point
de vue duquel il a philosophé. Situé sur un plateau
moins élevé que le précédent, il embrasse donc un
horizon restreint, que circonscrit une sensibilité de
nature purement physiologique. De ce point de vue,
on n'aperçoit plus ce qui est compris dans l'horizon
formé par une sensibilité physiologique opposée et
que l'on découvrait du point de vue plus élevé de
la sensibilité intellectuelle. C'est cette seconde par-
tie de la philosophie de Nietzsche qui a été générale-
ment le plus remarquée et on a oublié qu'elle n'est
qu'une dépendance d'une conception plus vaste,
qu'elle est l'expression d'une partialité, d'une pré-
férence de tempérament, ne mettant point en cause
la légitimité d'une préférence contraire.
Ce qu'il est intéressant de considérer, c'est qu'à
l'époque où Nietzsche a formulé sa pensée, la
métaphysique du reflux avait déjà reçu de Scho-
penhauer son canon. Il n'existait pas, par contre,
de morale ni de métaphysique propre à exalter la
vie. Les intérêts d'une philosophie générale, embras-
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 233
sant le double mouvement de l'être, exigeaient donc
que cette métaphysique en l'honneur de la vie fût
inventée. Il importait que des énergies, vivaces
encore, mais indécises ne fussent pas exposées à se
former d'elles-mêmes une fausse conception , subju-
guées par le principe de suggestion inclus dans la
pensée de Schopenhauer et faute d*un principe de
suggestion contraire. Le parti-pris de Nietzsche en
faveur de la vie a comblé la lacune qui existait aupa-
ravant. Au paysage de motifs composé parSehopen-
hauer, Nietzsche en a opposé un autre, propre a rallier
les indécis, fait du moins pour leur donner le choix
et leur permettre de discerner lequel, de celui-là ou
de l'autre, s'adapte et se superpose le mieux au vœu
réel de leur physiologie, de leur grand système de
raison. La nécessité [de disputer à une conception
adverse, et qui avait pris les devants, des énergies
appartenant peut-être encore à la vie ascendante,
explique la violence de ses attaques contre Schopen-
hauer. Mais cette posture de combat ne doit pas
donner le change; elle ne doit pas faire oublier que,
du sommet le plus élevé de la montagne où médita
Zarathoustra, la vue de Nietzsche s'est étendue à la
fois sur les deux versants de l'existence et que,
de ce sommet, la joie de vivre, exaltée par la méta-
physique du Retour, se montre liée à une aspiration
234 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
vers la mort qui trouve dans la métaphysique du
Nirvana sa justification.
Il a paru équitable de montrer chez Nietzsche,
par delà le parti pris de tempérament qui donne
à sa pensée philosophique un ton si tranché, une
conception purement intellectuelle qui reconnaît
l'existence et la nécessité d'un parti pris contraire.
Or, ce point de vue de sensibilité intellectuelle, où
s'accordent les deux conceptions antagonistes dont
l'opposition soutient l'image philosophique la plus
générale de l'être, il faut reconnaître qu'on le ren-
contre également dans Schopenhauer. Si Nietzsche,
niant toute existence possible en dehors du deve-
nir, voit dans la vie phénoménale une suite ininter-
rompue d'états de croissance et de déclin, se condi-
tionnant et se compensant, s'il attribue aux nais-
sances et aux morts individuelles la fonction de
perpétuer, sous le jour de la conscience, ce jeu
d'agrégation et de désagrégation qui occupe la
matière, Schopenhauer ne pense pas non plus que
le monde phénoménal puisse être jamais aboli. Il
reconnaît dans l'être métaphysique, qu'il nomme la
Volonté, deux attitudes essentielles, qui s'impliquent
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 235
et dont lune ne saurait détruire l'autre ; car l'une,
par laquelle la Volonté s'affirme dans les consciences
individuelles et se repaît, dans Y épanouissement du
drame et du panorama cosmiques, du spectacle de
sa propre représentation, se réalise dans l'espace
et dans le temps; elle engendre la vie phénoménale
dont Schopenhauer a affirmé la pérennité en ces
termes : « La forme de la vie, c'est le présent sans
fin; » mais l'autre, par laquelle la Volonté, se niant
en quelque conscience individuelle, marque sa
lassitude du spectacle, ;se réalise, sans attenter à la
première, dans le Nirvana, en dehors des formes du
temps et de l'espace, en dehors des formes de toute
connaissance. Dans les pages les plus intellectuel-
les de son œuvre, Schopenhauer est allé jusqu'à se
défendre de prendre parti pour Tune de ces attitu-
des, celles qui affirme, plutôt que pour l'autre, celle
qui nie la vie. « Exposer, dit-il, l'une et l'autre,
affirmation et négation, les amener sous le jour de
la raison, voilà le seul but que je puisse me pro-
poser; quanta imposer l'un ou l'autre parti ou à
le conseiller, ce serait chose folle et d'ailleurs inu-
tile : la volonté est en soi la seule réalité purement
libre, qui.se détermine par elle-même; pour elle
pas de loi. »
Ce texte fortifie les conclusions de cette étude ; il
T .V*-W5^sWÎJÏ
2 36 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
démontre que chez ces deux grands esprits, Scho-
penhauer et Nietzsche, il existe une sensibilité
intellectuelle commune, où se réconcilient et s'im-
pliquent les affirmations les plus véhémentes par
lesquelles s'opposèrent Tune à l'autre deux sensibi-
lités physiologiques de nature différente.
NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE
1
NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE
, Nietzsche comme réactif contre l'influence de la pensée
étrangère sur l'esprit français, — II. L'œuvre de Nietzsche
dans ses rapports avec celle de quelques écrivains français.
— III. Les causes et la légitimité du grand retentissement
de la philosophie de Nietzsche : causes propres à l'homme,
— IV. Causes inhérentes à la race et au milieu.
1
Il est survenu à l'occasion de Nietzsche ce qui
se manifeste à' l'apparition de toute pensée forte-
ment originale et novatrice. Elle suscite d'abord
une clameur de haro, elle est taxée d'extravagance.
Après quoi, et lorsqu'il est trop tard pour l'étouffer,
lorsqu'elle est parvenue à dominer le tollé et qu'elle
a imposé par-dessus les huées son timbre particu-
lier, c'est à qui en assimilera le son à telle ou telle
autre résonnance déjà entendue : le reproche de
banalité succède à. celui d'extravagance. C'est à
cette seconde forme de l'hostilité, vouée à tout ce
i5
24o NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
qui tranche sur d'anciennes habitudes de pensée,
que Ton voudrait répondre ici.
Toutes les idées de Nietzsche, demande-t-on,
ont-elles donc été exprimées par lui pour la pre-
mière fois « depuis qu'il y a des hommes et qui
pensent »? N'est-il pas possible de découvrir des
analogies entre sa pensée et celle des sophistes
grecs? Ne doit-il pas beaucoup à des moralistes
de chez nous, La Rochefoucauld, Vauvenargues
ou Montesquieu ? Un philosophe français, Guyau,
n'est-il pas entré avant lui dans la voie qu'il semble
inaugurer? L'Essai d'une Morale sans obligation
ni sanction^ l'Irréligion de F avenir, ne sont-ils pas
des livres où apparaissent les idées qui feront
explosion dans Par delà le Bien et le Mal ou dans
Zarathoustra? Sommes-nous donc fondés à faire
en France un tel accueil à cette pensée étrangère
alors que nous n'entendons pas la voix des nôtres
ou semblons perdre le sens de leurs paroles ? N'y
a-t-il pas lieu de penser que nous sommes atteints
de ce mal évoqué par un personnage d'Ibsen
« d'un délire d'adoration qui nous ferait rôder
sans cesse avec un besoin inassouvi de toujours
admirer quelque objet en dehors de nous-même »?
L'attaque ici dévie un peu et le retentissement
en France de l'œuvre de Nietzsche est présenté
NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE 24 1
comme une de ces crises d'engouement qui nous
éloignent de nous-mêmes et de nos propres sour-
ces pour nous jeter à l'admiration du modèle
étranger. Avant de préciser quelle est, dans son
rapport avec la pensée de quelques-uns de nos
philosophes, la valeur originale de Nietzsche, il
semble donc nécessaire de répondre à cette forme
plus générale de l'objection par laquelle on voudrait
combattre et étouffer son influence.
La réponse doit être ici très nette : car il s'est
produit en effet chez nous une crise d'imitation au
cours de laquelle notre pensée philosophique
s'est conçue à l'image de la pensée philosophique
allemande; cette crise, qui fut marquée par le
triomphe du kantisme dans l'enseignement supé-
rieur, qui a influencé beaucoup de bons esprits de
second ordre, a laissé la marque de son passage
jusque dans une intelligence aussi originale que
celle de Renan. Or, la vogue de la philosophie de
Nietzsche en France est précisément, il ne faut pas
laisser s'établir là-dessus d'équivoque, une réac-
tion contre le précédent engouement en faveur de
la philosophie allemande. Toutes les voix qui s'é-
lèvent contre l'œuvre de Nietzsche émam en t de phi-
losophes ou d'écrivains qui ont subi plus ou
moins cette influence allemande, et tandis qu'elles
2^ NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
croient protester en faveur de l'esprit français, elles
réclament, en réalité, en faveur de ce qui a pénétré
d'allemand dans l'esprit français au cours de cette
période d'imitation intellectuelle.
La pensée de Nietzsche est, en effet, l'arme la
plus meurtrière qui ait été aiguisée jamais contre
le moralisme métaphysique de Kant. En même
temps, et tandis que la crise d'imitation précédente
nous détournait de nos grands hommes, — Mon-
taigne, La Rochefoucauld, Montesquieu sont visi-
blement inconciliables avec Kant — Nietzsche se
réclamait de ces penseurs français, il exaltait le
sentiment de notre grandeur par l'admiration qu'il
exprimait à leur égard et nous faisait retrouver le
chemin vers nous-mêmes.
Voir dans la faveur dont Nietzsche est l'objet
en France une crise d'engouement pour la pensée
étrangère est donc le dernier des contre-sens.
C'est une attitude de malade qui, méconnaissant
son mal, méconnaît le remède, n'a d'appétit que
pour ce qui peut entretenir et augmenter sa fièvre.
En réponse à des insinuations de cette nature, il
faut montrer sans cesse que le mouvement d'esprit
nietzschéen est chez nous une réaction de l'esprit
national en posture de se reconquérir, que Nietzs-
che présente au génie français une image de lui-
NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE 243
même propre à le fortifier en lui inspirant la plus
haute idée de sa valeur. S'il, est vrai qu'il existe
chez nous un état de dépression qui nous incite à
nous dédaigner et à porter noire admiration au
dehors il n'est point de suggestion plus efficace que
celle qui se dégage de la lecture de Nietzsche pour
nous rendre le bienfait de l'enthousiasme et de la
confiance en nous-même.
Aucun esprit n'a exprimé pour la culture fran-
çaise plus vive admiration. Aucun surtout, ce qui
est plus précieux encore, n'a étayé cette admira-
tion, avec un merveilleux génie de psychologue
et d'analyste, sur des motifs plus profonds, sur
une connaissance plus subtile, sur une critique
plus sûre. 11 faut ajouter enfin que sa qualité d'é-
tranger, qui nous autorise à reproduire ses juge-
ments sans pudeur, lui a permis aussi de discer-
ner des éléments si naturellement essentiels à l'es-
prit français, qu'aucun esprit français peut-être
n'eût pu les voir.
Nietzsche, rappelait-on déjà, au cours d'une
réponse à l'enquête sur l'Influence allemande en
France, Nietzsche a nommé la forme française
« l'unique forme d'art moderne ». Il n'en voyait
d'autres à mettre à côté, à travers les siècles d'his-
toire où nous pouvons discerner les traits de la
i5.
244 NIETZSCHE ET LÀ RÉFORME PHILOSOPHIQUE
face humaine, que la grecque. Sous cette rubrique,
Livres européens : «Quand on lit Montaigne, dit-il,
La Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenelle (parti-
culièrement les Dialogues des Morts), Vauvenar-
gues, Chamfort, on à est plus près de l'antiquité
qu'avec n'importe quel groupe de six auteurs d'un
autre peuple » et après des éloges sur la forme et
sur le fond des livres de ces écrivains, « qui con-
tiennent plus d'idées véridiques que tous les livres
de philosophie allemande ensemble », il conclut :
« Mais pour formuler une louange bien intelligible,
je dirai qu'écrites en grec, leurs œuvres eussent été
comprises par des Grecs. » « Les Grecs les plus
subtils, ajoute-t-il encore, eussent été forcés d'ap-
prouver cet art, et il y a une chose qu'ils auraient
même admirée et adorée, la malice française de
l'expression (i). »
Nietzsche ne prisait pas moins haut notre grand
art classique. Il y voyait l'apogée d'une tradition
qui, tant qu'elle se perpétua, dota les écrivains
français d'une formule d'art, d'un moule pour la
pensée, qui fit défaut aux autres peuples, et il
tenait pour une école incomparable « la sévère con-
trainte que les auteurs dramatiques français s'im-
posaient par rapport à l'unité d'action, de lieu et
(i) Le Voyageur et son Ombre, Ed. du Mercure de France, p. 346.
NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 2^5
de temps, à la structure du style, du vers et de la
prose, au choix des mots et des pensées (i) ».
Donnant la définition de Fart, tel qui le conçoit
dans sa perfection, « voilà Part, dit-il, tel que
Goethe le comprenait tardivement, tel que les Grecs
et aussi les Français le pratiquaient ».
L'admiration de Nietzsche pour nos grands
hommes s'exprime en mainte page. Il est tout
pénétré de la pensée française. La première édi-
tion de Humain, trop humain, était accompagnée,
en guise de préface, d'une page de Descartes et le
livre était dédié à la mémoire de Voltaire, en qui
il voyait, « par contraste avec tout ce qui Vint
après lui, un grand seigneur de l'esprit ». « Le
nom de Voltaire, disait-il, sur un écrit de moi c'est
là, en réalité, un progrès vers moi-même (2) ». Et
ce qu'il estimait au plus haut point chez Voltaire,
c'est ce don, où il voyait le sceau de l'esprit fran-
çais, d'associer des contrastes dans une mesure
harmonieuse, de concilier des qualités opposées
dans une réussite parfaite. C'est dans ce sens qu'il
dit de Voltaire qu'il sut joindre « la plus haute
(1) Humain, trop humain. Ed. du Mercure de France, p. 337.
(a) Fragment cité par M. Henri Albert, dans Humain, trop hu-
main, p. 4$4-
246 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
liberté d'esprit et une disposition d'esprit absolu-
ment non révolutionnaire (i) ».
C'est dans ce sens aussi qu'il faut apprécier cet
éloge singulier sous la plume de Nietzsche, et si
curieusement nuancé, des différentes formes qu'a
revêtues chez les grands individus en France le
sentiment chrétien. L'anti-chrétien, qu'est tout
Nietzsche, fait place à l'artiste et au psychologue
qui énumère avec une admiration minutieuse ces
conciliations extraordinaires du sentiment chrétien
avec la vie que réalisèrent un Pascal, un Fénelon,
,M me Guyon ou l'abbé de Rancé, le fondateur de la
Trappe. Ce qui le frappe d'admiration, c'est le fait
même de la réussite, le pouvoir de mettre au jour
une œuvre achevée, d'exprimer une conception
dans une pratique. « Les formes les plus difficiles
à réaliser de l'idéal chrétien, dit-il au sujet de la
France, n'y sont point demeurées à l'état de con-
ception, d'intention, d'ébauche imparfaite (2). » Il
admire dans Pascal « l'union de la ferveur, de l'es-
prit et de la loyauté », et « que l'on songe, ajoute-
t-il, atout ce qu'il s'agissait d'allier ici ». Fénelon
lui apparaît comme l'expression la plus parfaite et
la plus séduisante de la culture chétienne, « un
(1) Humairiy trop humain, p. 239.
(2) Aurore, Ed. du Mercure de France, p. 206^
NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 2/j7
moyen terme sublime, dont, comme historien, on
serait tenté de démontrer l'impossibilité tandisqu'en
réalité il ne -fat qu'une perfection d'une difficulté
et d'une invraisemblance infinies. » Et ce philoso-
phe qui, parmi toutes les manifestations de l'es-
prit chrétien a avoué au protestantisme l'aver-
sion la plus forte, exalte le Huguenot français,
« le plus bel alliage d'esprit guerrier et d'amour
du travail, de mœurs raffinées et de rigueur
chrétienne ». De Port-Royal, il dit que cette
société de religieux fit assister à la dernière florai-
son de la haute érudition chrétienne « et pour ce
qui est de la floraison, en France, souligne Niet-
zsche, les grands hommes s'y entendent mieux
qu'ailleurs ». Tout ce morceau qui a pour titre:
Désirer des adversaires parfaits , n'est pas moins
curieux, ni moins délicatement élogieux dans ses
conclusions que dans ses prémisses : Nietzsche y ex-
plique comment les esprits libres en France, ayant
toujours livré bataille à de vrais grands hommes,
ont dû s'affirmer et s'élever à la plus haute puis-
sance pour triompher de ces adversaires parfaits.
Voici pourquoi, dit-il, « ce peuple qui possède les
types les plus accomplis de la chrétienté engendra
nécessairement aussi les types contraires les plus
accomplis de la libre-pensée anti-chrétienne ».
248 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
Il est à noter que tout ce que Nietzsche loue sans
réserve, parmi les manifestations diverses de la
civilisation française, c'est ce qui s'y rencontre d'es-
sentiellement et d'exclusivement français, avant
tout les mœurs, la littérature, les arts des -xvi e et
xvn e siècles. Voltaire lui apparaît comme un des
derniers représentants delà grande tradition fran-
çaise dont il retrouve en Stendhal l'écho ressuscité.
Il a conscience de la crise d'imitation, tant anglaise
qu'allemande, subie par l'esprit français depuis cent
cinquante ans et discerne très nettement les points
où le génie français a cédé. Nul n'a mieux senti
que lui la déformation infligée à la mentalité fran-
çaise par l'infiltration de ce que M. Maurras a
nommé les idées suisses. Aussi, contre cet engoue-
ment qui nous a jetés au xvin e siècle et au xix e siè-
cle à l'imitation des idées anglaises et de la philoso-
phie allemande, la perspicacité de Nietzsche cons-
titue-t-elle le meilleur des antidotes. « Le malheur,
résume-t-il en un bref aphorisme, des littérateurs
allemands et français des cent dernières années
vient de ce que les Allemands sont sortis trop tôt
de l'école des Français — tandis que plus tard les
Français sont allés trop tôt à l'école des Alle-
mands (i). » Dans tous ses jugements sur l'art et
(i) Le Voyageur et ton Ombre f p. a8a.
NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 2%$
sur les formes les pins hautes et les plus diverses
delà culture, il en appelle constamment de la France
défigurée par des influences étrangères à la France
rayonnant de l'éclat de son propre génie. Il faut
retenir, entre toutes, cette protestation véhémente
qu'il a formulée dans Par delà le Bien et le Mal
au chapitre des Peuples et Patries : « Contre la
mode d'aujourd'hui et contre les apparences il faut
défendre cette proposition qui est de simple hon-
nêteté historique et n'en pas démordre : tout ce
que l'Europe a connu de noblesse, noblesse de la
sensibilité, du goût, des mœurs, noblesse en tous les
sens élevés du mot, tout cela est l'œuvre et la créa-
tion propre de la France (i). » S'il situe d'ailleurs
surtout dans le passé, au xvi e et au xvn e siècle, nos
périodes de grandeur, il sait discerner ce qui per-
siste encore de raffiné dansla culture française con-
temporaine, il constate l'avance prise par notre
civilisation sur celle des autres peuples d'Europe
et il distingue, chez une élite, cette musique de
chambre où il reconnaî* le ton de la supériorité
ancienne.
Les quelques citations fragmentaires que l'on
vient de rassembler ici ne sont . point exception-
(i) Le Voyageur et son ombre, p. 379.
250 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
nelles dans l'œuvre de Nietzsche, et si on les a
choisies le plus concluantes et le plus typiques que
Ton a pu, elles n'en expriment pas moins, et sans
aucun grossissement, l'essentiel et le définitif de la
pensée du philosophe sur l'esprit français : il eût
été aisé d'en augmenter le faisceau. Telles quelles,
elles suffisent, semble-t-il, pour répondre aux insi-
nuations qui eussent voulu faire voir, dans la
grande vogue de la philosophie de Nietzsche, un
phénomène d'engouement en faveur de la pensée
étrangère. Elles suffisent à montrer, dans la philo-
sophie de Nietzsche, ce pour quoi on la donne : un
principe d'exaltation de la pensée française, une
réaction contre la crise d'imitation anglaise et alle-
mande, telle qu'elle s'est exprimée dans le kantisme
universitaire aussi bien que dans des théories
humanitaires contre lesquelles on serait tenté d'in-
voquer avec Nietzsche ce principal grief, qu'elles
attentent à la grandeur de l'humanité.
II
Il faut donc constater que la pensée de Nietzsche
est d'inspiration nettement française et qu'elle nous
ramène à nous-mêmes. Cette constatation tend-elle
NIETZSCHE ET Li PENSEE FRANÇAISE
donc à enlever à son œuvre une part de sa valeur
originale? Nullement, mais elle exige que l'un
détermine le caractère précis de cette originalité
et que Ton réponde aux objections qui opposent
à Nietzsche des noms français récents. On croit
pouvoir établir le compte de chacun sans faire tort
à aucun.
En frappant avec force sur l'esprit des lecteurs,
en donnant du ton et un relief singulier à toutes
les idées qu'il exprima, Nietzsche a conféré une
vie nouvelle et une importance nouvelle à des idées
dont quelques-unes avaient été exprimées avant
lui par quelque penseur ou quelque philosophe.
Celles-ci, inaperçues jusque-là, ont commencé h
briller dans l'ombre où les avait reléguées, non la
médiocrité des penseurs qui les avaient conçues,
mais la mauvaise orientation de l'esprit public en
proie à cette crise d'imitation contre laquelle -Nietz-
sche a précisément réagi. Si son génie n'eût été du
meilleur titre, Nietzsche eût payé peut-être dune
part de sa gloire ces réhabilitations tardives dont il
fut bien le promoteur.il reste, un tel danger n'étant
point à redouter, qu'il est permis de se réjouir de
ces revendications en faveur de quelques-uns de
nos écrivains dont le mérite avait été méconnu ou
n'avait pas été apprécié aussi haut qu'il eût été
2Ô2 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
équitable. Il est permis de s'en réjouir, même lors-
qu'elles se sont exercées jusqu'à l'injustice, au
détriment du philosophe qui les avait rendues pos-
sibles.
M. Fouillée a élevé la voix en faveur de Guyau,
dont l'œuvre n'eut pas chez nous en dernier lieu
tout le retentissement que méritaient la noblesse,
l'élévation et le son nouveau aussi de sa pensée.
D'autres rapprochèrent des théories ethniques de
Nietzsche celles du comte de Gobineau, où il est
fort vraisemblable que Nietzsche trouva un excitant
pour sa propre pensée ; il n'y a qu'à se féliciter de
cette justice tardive rendue à ce nom français dont
l'Allemagne nous renvoie l'écho. D'autres enfin
firent entendre le grand nom de Taine : on ne sau-
rait dire, il est vrai, que ce nom ait été oublié chez
nous ni qu'il n'y ait reçu une digne consécration ;
pourtant lorsque, avec le recul de quelques années,
on considère l'œuvre de Taine philosophe, il faut
constater que les deux volumes de F Intelligence
composent un bréviaire de l'esprit scientifique aux
prises avec les problèmes de la connaissance auquel
rien d'essentiel n'a été ajouté depuis. Et s'il faut
mesurer la grandeur d'une œuvre à l'horizon qu'elle
embrasse, il semble que l'œuvre de Taine aille
encore chaque jour grandissant, à mesure que
NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE
l'effort des savants et des penseurs, tandis qu'il
s'éloigne vers des recherches nouvelles, ne cesse
de se montrer déterminé par les cadres que traça
cette pensée méthodique.
Dans un très intéressant article de la Revue
bleue (i),M. Francis de Miomandre a comparé Tho-
mas Graindorge et Zarathoustra. On ne saurait
souscrire absolument à toutes ses appréciations
sur Nietzsche : si grande que soit la part de vérité
qu'elles comportent, d'un si réel intérêt psycholo-
gique qu'elles soient, il y a toujours quelque chose
déplus chez Nietzsche que ce qu'y distingue M. de
Miomandre, même lorsqu'il s'efforce de lui rendre
toute justice. Mais ce dont on lui sait gré sans res-
triction, c'est du haut éloge de Taine que contien-
nent ces pages de critique excellente et c'est aussi
de prolester contre l'envahissement de la gloire de
Nietzsche avec de si justes raisons qu'on ne sau-
rait trouver un meilleur terrain pour exposer, sous
son vrai jour, la légitimité de ce prestige.
M. de Miomandre voit en Taine et en Frédéric
Nietzsche des représentants d'une même doctrine,
le déterminisme, et il invoque en faveur de Taine un
droit d'antériorité. Historiquement, dit-il, Nietzs-
p) 17 octobre iqo3.
254 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
che vient après Taine et, logiquement, il en pro-
cède. Sans que le génie de Nietzsche lui paraisse de
ce fait diminué, il lui semble que sa valeur stricte-
ment philosophique en soit atteinte et que Nietzs-
che, poète, écrivain et lyrique de premier ordre,
soit un philosophe de seconde main.
A cela il faut répondre que l'antériorité de Taine
par rapport à Nietzsche n'est pas pour établir la
supériorité, fût-ce au point de vue purement techni-
que, de l'un sur l'autre. Il ne s'agit pas, en effet,
avec le déterminisme, et M. de Miomandre ne l'i-
gnore pas, d'une découverte en matière philoso-
phique, mais pour Taine, ainsi que pour Nietzsche,
de l'application systématique d'un point de vue
tombé dans le domaine commun de l'intelligence.
Or, ce point de vue que connurent, sous d'autres
noms, les philosophies les plus anciennes, est
nécessité au regard purement philosophique, pour
toute pensée européenne, par les aboutissants logi-
ques de la Critique de la Raison pure. Tous les
arguments théoriques propres à réduire l'univers à
un système de causes et d'effets, à condamner la
recherche des causes premières et à supprimer l'in-
tervention des explications métaphysiques ont été
exposées par Kant avec méthode et clarté. Avec
Kant, et à employer une expression chère à Nietzs-
NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 255
•
che, on peut dire que la métaphysique, en tant que
science théorique, 6'est détruite par auto-suppres-
sion. L'effort postérieur de Kant pour donner à la
morale un soutien métaphysique, s'il a eu de lour-
des conséquences par son action sur toutes les sen-
sibilités religieuses, est demeuré lettre morte auprès
de toute pensée indépendante du souci dogmati-
que. Aussi,malgré sa volonté dernière, Kant demeu-
re-t-il, en raison de ses dons techniques, au point
de vue théorique du moins, l'ancêtre de l'esprit
scientifique moderne même lorsque l'on en étend,
contre le gré de son auteur, la conception maîtresse
et les méthodes jusqu'aux phénomènes du monde
moral. Sous le jour de cette conception, Taine,
Guyau, Nietzsche ne peuvent être classés les uns
par rapport aux autres suivant un ordre d'antério-
rité; ils occupent le même rang se placent au même
degré sur l'arbre généalogique où se rencontrent
leurs auteurs communs, Kant, dans le domaine de
la pensée analytique, les grands penseurs français
du xvi e siècle et du xvn e siècle depuis Rabelais
et Montaigne jusqu'à la Rochefoucauld et Pascal,
dans le domaine de la culture générale et de la flo-
raison en quelque sorte spontanée de l'esprit.
11 ne serait pas plus équitable d'ailleurs, pour les
motifs généalogiques que Ton vient d'invoquer,
256 NIETZSCHE ET LA> REFORME PHILOSOPHIQUE
d'attribuer à Nietzsche la paternité de conceptions
pareilles aux siennes, l'éclosion d'une mentalité
semblable à la sienne chez des penseurs qui furent
ses contemporains ou qui vinrent après lui, dont
la plupart ignorèrent son œuvre, à l'époque de la
formation de leur pensée. Il ne faut donc attribuer
à Nietzsche ni des ancêtres, ni des descendants qui,
les uns et les autres, viennent avec lui sur un même
plan, au regard de certaines notions, patrimoine
déjà commun de tous, legs antérieur de la pensée
humaine. Nietzsche ne tient pas de Taine sa con-
ception déterministe du monde. Il n'en est pas non
plus l'inventeur. Il reste qu'il faut chercher ailleurs
les raisons du retentissement de sa pensée (i).
III
Quelques réflexions semblent propres à faire
(i) 1) faut d'ailleurs noter que s'il s'agissait de démontrer l'origi-
nalité de la philosophie de Nietzsche par la nouveauté de sa doc-
trine, ce n'est pas le fait d'avoir soumis le monde moral à l'évalua-,
tion déterministe qu'il faudrait invoquer, mais bien plutôt sa tenta-
tive en vue de dépasser l'évaluation déterministe, sa conception du
déterminisme, comme moyen de connaissance, comme artifice et
comme fiction, ainsi qu'elle est exposée notamment au deuxième tome
de la Volonté de Puissance : [Aph. 280. « Pour combattre le
déterminisme. »
NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE Z^J
pénétrer les causes de ce grand renom de Nietzsche^
et à le justifier. Aussi bien, quelques-unes de ces
causes sont inhérentes au génie de l'homme, d'au-
tres, dont l'importance n'est point négligeable, sont
d'ordre historique, elles participent du milieu et
des circonstances.
Ce qui distingue Nietzsche, indépendamment
de son génie philosophique et lyrique, c'est la
valeur qu'il sut reconnaître et le rang qu'il attri-
bua au groupe d'idées auxquelles il a lié son nom.
Au regard d'un esprit érudit, aucune idée n'est
absolument neuve et il est toujours possible au
chercheur d'en découvrir la trace en quelque
démarche de la pensée antérieure. Mais le fait
d'avoir aperçu une idée, de l'avoir notée dans une
incidence, ne suffit pas pour conférer un brevet
d'invention. Ce qui emporte un droit privilégié sur
une idée, c'est d'en avoir mesuré l'importance, de
l'avoir située à sa place hiérarchique, d'avoir mon-
tré les conséquences qu'elle entraîne, ce qu'elle
détruit, ce qu'elle instaure, — c'est d'en avoir fait
la pierre angulaire d'un système. Or, c'est là l'œu-
vre de haut discernement que Nietzsche a accom-
plie à l'égard d'un groupe d'idées qu'il a rassem-
blées en faisceau, sur lesquelles il a contraint les
regards de se fixer, en les produisant sous leur
258 NIETZSCHE ET LA REFORMÉ PHILOSOPHIQUE
forme le plus outrancière, en les opposant de la
façon la plus violente aux conceptions en cours.
C'est ainsi que le déterminisme est devenu dans sa
doctrine négation des idées bien et mal, condamna-
tion de la morale, du Ghritianisme et de la Philo-
sophie, et, sous sa forme positive, exaltation du
fait de force exprimé par cette métaphore mytho-
logique : Volonté de puissance.
Taine et Nietzsche ont construit leur œuvre sur
ce terrain du déterminisme acquis par l'esprit
humain avant leur venue. Mais ils ont construit
l'un et l'autre une œuvre qui, supposant les mêmes
assises, est pourtant absolument différente. Taine
n'est point sorti du domaine théorique ; il a fait
application au détail des sciences des principes de la
critique; il a fixé quelles sont, pour la science, pour
la faculté de connaître, les conséquences du déter-
minisme, il a indiqué sous quel jour doivent être
étudiés désormais tous les phénomènes du monde,
tant ceux du monde physique que ceux du monde
psychologique ou moral, mais il n'a cherché à tirer
du déterminisme aucune des conséquences qu'il
peut engendrer dans le domaine de la moralité
humaine. Si, vers la fin de sa vie, Taine s'est montré
préoccupé de cette influence possible des théories
déterministes sur les mœurs, c'est pour s'en ef-
NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 269
frayer, c'est pour en écarter le danger. Sa conver-
sion aux idées protestantes, à laquelle il faut atta-
cher un sens purement politique, trahit ce souci et
cet effroi. Il a pensé que les formes protestantes de
la croyance étaient un mensonge mieux déguisé et
plus acceptable pour la mentalité contemporaine
que les formes catholiques, et, mû par une préoc-
cupation sociale, par un souci de mattre, désireux
de conserver et de maintenir les hautes formes de
la civilisation, il a sanctionné de son adhésion le
mensonge utile.
Sous Pinspiration d'un même parti pris en
faveur de la vie sociale, hautement ordonnée, Nietz-
sche a adopté une attitude absolument contraire.
Il en faut attribuer la cause à une appréciation toute
différente quant à la solidité et à l'efficacité des
mensonges au moyen desquels la société contem-
poraine s'efforce encore d'imposer la fiction mo-
rale sur laquelle elle repose. A tort ou à raison,
Nietzsche estime que ces mensonges n'ont plus de
force, que l'esprit européen, dans sa masse, ne peut
plus être illusionné par eux, en sorte qu'ils vont
directement contre la fin qu'ils voudraient procu-
rer. Ils excitent à la révolte des volontés auxquel-
les ils n'avaient réussi à imposer certaines con-
traintes qup par la crédulité qu'ils avaient jusque-
16.
2Ô0 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
là rencontrée. Un mensonge ne vaut que dans la me-
sure où il trompe : ilpeutêtre, dans ces conditions,
excellent, car il peut agir alors comme moyen d'u-
nification et de convergence, comme principe d'or-
dre. Il est détestable etdaqgereux dès qu'il n'emporte
plus Tillusion qui faisait sa force; c'est alorsquela
vérité se venge; la vérité quijn'est]peut-être pas autre
chose que l'instinct de ressentiment contre tout men-
songe devenu impuissant à faire son office. Telle est la
cause de l'ardeur destructrice qui soulève Nietzsche
contre toutes les valeurs morales ayant encore un
cours officiel parmi les sociétés européennes. Ce
qu'il leur reproche c'est que le mensonge sur lequel
elles se fondent ne trompe plus les consciences.
Ce mensonge joue ainsi le rôle, à l'égard de Tordre
social et de la civilisation supérieure, de l'épine qui
s'enfonce dans l v a main s'appuyant sur elle comme
sur un bâton. Toutes ces valeurs morales sont,
selon Nietzsche, les causes du nihilisme européen.
Les raisons pour lesquelles il les combat sont donc
les mêmes pour lesquelles un Taine les soutient
et essaie de les réparer. C'est pour un même motif
aussi que Nietzsche s'élève principalement contre
les formes les plus récentes du mensonge social,
formes protestantes, formes rationalistes, celles-là
mêmes auxquelles Taine adhérait, vers lesquelles
NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE
s'orientèrent de bonne foi, contraints par les be-
soins de la sensibilité ancienne, le néo-kantisme d'un
Renoiivier et le spiritualisme, d'origine également
kantienne, des philosophes universitaires. Nietz-
sche ne voit, dans cet effort en vue de rationaliser
les anciens dogmatismes, que des moyens de pro-
longer le malaise. Toutes les valeurs anciennes
sont actuellement sans force. « Les tentatives pour
éviter le nihilisme sans transmuer ces valeurs pro-
voquent, dit-il, le contraire, amènent le problème
à un état aigu (i) » et il estime que ce qui donne
le ton à notre époque, c'est l'esprit d'analyse,
c'est tout ce qui corrode et détruit de faux sou-
tiens, aux ais disjoints, impuissants désormais à
supporter l'édifice social qui se lézarde au-dessus
d'eux.
Cette appréciation est de toute importance à
connaître pour juger l'œuvre de Nietzsche,
qu'on l'accepte ou non, elle seule explique com-
ment cet esprit, le plus hiérarchique qui soit, est
en même temps le ferment de dissociation le plus
violent.
Au point de vue qui nous intéresse, cette ap-
préciation de Nietzsche sur le temps présent §
(1 La Volonté de Puissance, tome I, p. 4a.
2Ô2 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
eu* cette conséquence : l'instinct de connaissance
qui est proprement un instinct d'analyse, enclin à
divulguer ce qui entre de croyance injustifiée, de
parti pris et d'illusion volontaire en toute réalité
morale ou sociale, l'instinct de connaissance, qui
se voit d'ordinaire combattu par l'instinct vital, a
agi ici de concert avec cet instinct positif auquel il a
su persuader qu'il importait de tout détruire et de
faire place nette pour reconstruire ensuite des cités
nouvelles sur les décombres du vieux monde. De
cette alliance résulte dans la philosophie de Nietz-
sche un ton absolument différent de celui que Ton
observe chez d'autres philosophes qui lui ressem-
Ut?rn, quant au contenu purement intellectuel de la
doctrine. Avec Taine, a-t-on dit, le déterminisme
ne sort point du domaine de la connaissance; c'est
Uïi point de vue pour intellectuels et pour savants,
qu'il n'y a pas lieu d'introduire dans les mœurs r
qu'il est même préférable de masquer au regard
des sociétés humaines. Guyau tente l'entreprise
tivs intéressante de fonder une morale en dehors de
la morale, sur les bases mêmes du déterminisme.
C'est, bien là, semble'-t-il, la véritable initiative
qui reste actuellement à assumer et il peut se faire
que l'entreprise de Guyau, sur laquelle on revien-
dra, ne soit paç irréalisable. Ce qu'il semble de
NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 2î63
cette tentative, au point de vue du retentissement
qu'elle pouvait obtenir, c'est qu'elle fut prématu-
rée. Guyau tient déjà pour acquis les points prin-
cipaux d'une doctrine qui n'est admise que par
quelques esprits d'avant-garde, qui, même chez
ces adeptes, ne dirige que la spéculation et aban-
donne, dans Tordre pratique, le gouvernement de
la conduite à des idées tout opposées; aussi n'ap-
porte-t-il pas dans sa dialectique cet élément dévas-
tateur, nécessaire pour faire place nette, et pour
permettre d'élever sur un sol déblayé les construc-
tions nouvelles dont il proposait le plan. Guyau
n'a été entendu que du public délicat qu'il eût sans
doute choisi. Volontairement, il s'abstient d'une
propagande plus large.
Chez Guyau d'ailleurs, comme chez Taine, il y
a encore dissociation et, dans une certaine mesure,
opposition entre les modes de l'intelligence et ceux
de la sensibilité. Chez Nietzsche, au contraire, pour
les raisons que l'on vient d'exposer, il y a alliance
entre ces deux modes de l'activité individuelle. À
rencontrer ainsi un allié et Un excitant où il ren-
contrait jusque-là un adversaire et un frein, l'ins-
tinct de connaissance a pris dans l'œuvre de Nietz-
sche un élan incomparable. Que l'on imagine le génie
d'un Galilée, servi et exalté, au lieu d'être refréné,
2 64 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
par le principe d'autorité qui l'entrava, que Ton
conçoive surtout que Nietzsche ruine et détruit avec
la bonne conscience d'un constructeur, qu'il entre-
voit la haute tour que Solness prématurément a
voulu construire, et, qu'il apprécie comme une
condition de cette future édification la ruine de
touC l'ancien ordre de choses.
Un tel état d'esprit est tout autre que celui d'un
Taine ou d'un Guyau; il engendre de tout autres,
conséquences. Il a eu ici pour résultat qu'au lieu de
s'arrêter sur le seuil des mœurs, Nietzsche a fait
des mœurs le principal objectif de sa philosophie.
Créer des mœurs lui apparaît l'œuvre la plus haute
d'une civilisation. C'est pourquoi, tandis que ses
prédécesseurs se défendent et se font scrupule
d'exercer une action sur la sensibilité, Nietzsche
agit directement sur la sensibilité.
C'est ce qu'a bien vu M. de Miomandre,et il situe
en cette circonstance la cause qui, selon lui,
détruira injustement mais fatalement l'équilibre
qu'il a tenté d'établir entre les titres de Thomas
Graindorge et ceux de Zarathoustra. On ne se pro-
pose pas de contribuer à rompre cet équilibre en
cette étude où Ton s'efforce seulement à partager
des domaines; mais il a paru nécessaire de mon-
trer les dessous politiques de l'attitude dç Itfietzsche,
NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 2 65
pour donner tout son prix à cette démarche déci-
sive et qu'aucun philosophe digne de ce nom n'osa
avant lui, cette démarche par laquelle il introduit
Immoralisme, sous la forme du déterminisme, dans
le domaine des mœurs. Avec Nietzsche se crée si
Ton peut dire une sensibilité déterministe; un mode
de sensibilité est substitué à un autre. C'est là le
fait important.
Le premier, Nietzsche tire des conséquences
pratiques de conclusions intellectuelles qui s'él aient
jusque-là développées à côté et indépendamment
de toute réalité, qui n'avaient agi sur les mœurs
que pour les mettre en garde contre la conception
nouvelle qu'elles apportaient, pour susciter, sur
des terrains nouveaux, une défense désespérée de
la moralité ancienne.
La grande originalité de Nietzsche consiste donc
en une appréciation qui détermine une attitude
active : tout l'effort spiritualiste, prononce-t^il, va
contre son propre vœu; les tentatives pour éviter
le nihilisme en conservant et en perfectionnant les
formes anciennes et inefficaces du mensonge « pn>
Voquent le contraire et amènent le problème à un
état aigu ». En portant ce jugement, en déduisant
de ce jugement une pratique, Nietzsche a dépassé
les limites dç la spéculation purement intellectuelle ;
*
2Ô6 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
il a assumé une initiative et une responsabilité et
c'est pour cela qu'il remue si profondément les
consciences.
Il y a donc dans l'œuvre du philosophe un prin-
cipe étranger à la philosophie et il n'y a pas à
craindre d'interpréter Nietzsche à contre-sens en
relevant ce fait, ni d'altérer l'image qu'il aimait à
se composer de lui-même : on a montré, en l'étude
précédente, que Nietzsche tire son principal titre
de gloire d'avoir donné un sens nouveau au mot
philosophe, d'avoir fait du philosophe le créateur
des valeurs nouvelles. Mais comme il est par-des-
sus tout un esprit philosophique, il est arrivé ceci
que cet élément étranger à la spéculation intellec-
tuelle, introduit par lui dans la spéculation, a fait
prendre à la philosophie de l'instinct de connaissance
un essor considérable.
On n'examinera pas ici la valeur de l'apprécia-
tion portée par Nietzsche sur les valeurs européen-
nes en cours. Ces valeurs sont-elles, comme il le
juge, des causes fatales d'affaissement pourles civi-
lisations humaines ? Le haut civilisé doit-il ache-
ver de les ruiner? doit-il au contraire s'efforcer de
les faire respecter en réparant le mensonge qui
les couvre ? Ce sont là des questions passionnantes,
mais que l'on écarte momentanément. Ce que l'on
( "
m
NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 267
veut seulement retenir, c'est qu'en présentant comme
un danger pour la civilisation ces valeurs morales qui,
tenues pour vraies par les uns, pour fausses par les
autres, étaientconsidérées,parles uns et les autres,
comme les soutiens de toute civilisation, Nietzsche
a conféré aux négations philosophiques une force
et une autorité qu'elles ne possédaient pas aupa-
ravant. Tout ce qui fut dit jusque-là à voix basse
s'enrichit dans son œuvre d'une sonorité multipliée.
Des voix, qui étaient jusque-là des murmures et ne
laissaient entendre que des conversations chucho-r
tées dans quelques groupes, s'élèvent maintenant
d'une estrade. Cette estrade, il faut reconnaître
qu'elle a été dressée par Nietzsche. Grâce à la
démarche qu'il a faite hors de la philosophie, grâce
à l'appréciation hasardée qu'il a émise, la philo-
sophie de l'Instinct de connaissance telle que dar\s
De Kant à Nietzsche on s'efforça de la décrire, a
pu atteindre sa forme la plus parfaite. Elle béné-
ficie à l'heure présente d'une liberté de se produire
qu'elle n'a pas encore connue et dont il faut peut-
être se hâter de jouir. Qui sait si cette liberté n'est
pas engendrée par des circonstances qui composent
un moment unique dans l'histoire ? Qui sait si elle
est compatible avec la vie des sociétés? N'appar-
tient-il pas à l'Instinct de connaissance de savoir
2 68 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
que la vie a des exigences plus impérieuses que les
siennes propres, de pressentir que des formes nou
velles ou seulement renouvelées du mensonge par-
viendront peut-être un jour à s'emparer des esprits
pour rendre possibles de nouvelles périodes hu-
maines, qu'elles élèveront peut-être de nouvelles
barrières contre la liberté d'analyse et créeront de
nouveaux tabous ?
IV
On vient de dire par suite de quelles actions et
réactions l'intelligence et la sensibilité se sont com-»
binées chez Nietzsche de façon à composer l'origi-
nalité tranchante de sa philosophie. Qn a fait ainsi
la part de ce qui lui est strictement personnel dans
le succès de son œuvre. Qu'on y ajoute cependant
le génie, c'est-à-dire l'extraordinaire puissance
d'expression, analytique et lyrique, qui lui a per-
mis de faire entendre et d'imposer le son distinct
que rendait son tempérament frappé parles idées.
Il reste à faire la part des circonstances, qui ont
contribué à rendre possible l'œuvre et sa réussite
triomphale.
La première de ces circonstances ne peut encore
NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE 269
à vrai dire être entièrement détachée de lui : elle
consiste en ce qu'il y a d'allemand dans son tempé-
rament. Plutôt que la part des circonstances, c'est
donc ici la part distincte de la race. C'est ce tem-
pérament propre à sa race que lui a permis de
dépasser, comme il Ta fait, les limites de la pensée
spectaculaire pour prendre parti et pour exercer
une action dans un sens déterminé, qui lui a per-
mis de cesser soudainement de décrire comment
les choses se passent pour faire en sorte qu'elles se
passent de telle ou telle façon.
Les raisons d'ailleurs qui ont déterminé Nietz-
sche à accomplir cette démarche hors du territoire
intellectuel sont d'ordre purement intellectuel.
Etant allé jusqu'au bout de l'intellectualisme, il a
reconnu que le dernier mot de la faculté de com-
prendre, ayant fait le tour d'elle-même, est de
constater son impuissance créatrice et d'estimer
seuls efficaces pour tout ce qui touche à l'inven-
tion de l'être et de ses formes, les partis pris
aveugles du tempérament. C'est volontairement et
sciemment qu'il a dépassé l'intellectualisme. Cette
réserve faite, c'est pourtant à la fougue allemande
de son tempérament qu'il faut faire appel pour
expliquer comment, ayant, d'un point de vue intellec-
tuel, conclu à la supériorité de l'acte sur les opéra^
2J0 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
tions purement intellectuelles où l'énergie tout
entière d'un être se transforme en miroir de ce qui
est, il a fait application de ce théorème à sa propre
conduite, comment il a pris parti et a formulé son
appréciation sous forme d'ariathème à rencontre
des valeurs chrétiennes, comment il a attaqué tout
un ordre de choses avec les fanfares de son lyrisme
et le fer tranchant de ses analyses. C'est là en effet
ce qu'aucun esprit supérieur, en France, dans le
domaine de la pensée, n'eût été libre de faire, fût-
ce poussé par une inclination personnelle. Mépris
aristocratique de l'homme de pensée à l'égard 4 e
l'acte, sentiment critique de son impuissance à le
bien accomplir, respect des spécialisations de l'é-
nergie, on s'abstiendra de trancher ici de la nature
précise et de la valeur des mobiles, pour constater
seulement, comme un fait et comme une fatalité,
avec les avantages et peut-être les inconvénients
intellectuels qu'elle emporte, cette impossibilité,
pour un penseur de notre race, d'exercer volontai-
rement, par des excitations directes, une action stfr
les mœurs. Mais si Ton tombe d'accord que Nietz-
sche a pris l'initiative d'un acte qu'aucun homme
de même .ordre en France n'eût voulu accomplir,
n'est-ce pas une raison aussi pour ne lui point dis-
puter l'honneur d'un tel acte ?
NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 27 1
Si le tempérament propre à sa race, tempérament
au-dessus duquel il s'élève mais auquel il n'échappe
pas, a permis à Nietzsche d'accomplir, dans le
domaine de la sensibilité intellectuelle, la révolution
qu'il a provoquée, le milieu même où il était plongé
était propre aussi à déterminer chez lui des réac-
tions qui n'avaient pas les mêmes raisons de se pro-
duire chez nous. Cette seconde circonstance lui est
plus extérieure que la précédente; elle a contribué
à susciter son entreprise et à en assurer le reten-
tissement.
Il faut distinguer profondément, au point de vue
de l'évolution du sens philosophique, deux milieux
très différents où cette évolution s'accomplit d'un
pas inégal : le milieu technique et le milieu de la
culture générale, en tant que, celui-ci implique et
désigne à la fois, et le génie physiologique d'un
groupe humain, une propension mentale d'ordre
organique, et les formes littéraires de la, pensée. Or
l'évolution du sens de la connaissance eut pendant
longtemps, en notre pays et dans ce domaine de la
culture, une grande avance sur une évolution de
même ordre dans le monde de la pensée théorique.
272 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
Il eu est résulté ceci, que la critique kantienne, en
ce qu'elle a de supérieur et d'excellent, se trouva
de plain pied avec la mentalité d'une race qui, dès
le xvi e siècle, avec un Montaigne et un Rabelais,
témoignait d'une liberté d'esprit que la réaction
religieuse suscitée par la Réforme ne put atteindre
bien profondément. Le verdict de la critique qui,
interprétée selon son sens radical, était un arrêt de
mort à l'égard de toute métaphysique, ne pouvait
causer une grande émotion en un pays que son
instinct naturel avait dès longtemps conduit à des
conclusions identiques dans la pratique mentale.
Sans bruit, sans étonnement, le fait fut enregistré
et toute la sève du génie national, délaissant l'ar-
bre philosophique, gonfla durant tout le cours du
dernier siècle les rameaux de l'arbre de la science.
L' étonnement, voici l'élément qui fit défaut pour
que pût éclater chez nous, dans Tordre philoso-
phique, avec l'appel aux armes qu'elle comporte,
la protestation d'un Nietzsche contre le joug des
idées métaphysiques. En Allemagne, au contraire,
la pensée théorique s'est toujours montréeen avance
sur la culture générale de la race. La métaphysi-
que a donc exercé une action directe sur les
mœurs : diluée à des titres différents, elle a péné-
tré toutes les couches de la nation,' atteignant,
NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE 273
mélangée aux commentaires de la Bible, jusqu'aux
masses populaires. La réforme théorique, opérée
dans les régions les plus hautes de la spéculation,
devait donc avoir nécessairement sa répercussion
sur tout l'ensemble de la sensibilité nationale. De
là ses réticences et ses reculs, avec son auteur
même, de là la nécessité, en ce pays, de la nou-
velle critique et de la violence d'un Nietzsche,
opposant son lyrisme à celui des psaumes, com-
battant la métaphysique avec ses propres armes,
et tirant de la critique kantienne toutes ses consé-
quences logiques.
Commandées par le génie personnel du philo-
sophe ou inhérentes au milieu où il se développa,
telles sont les raisons pour lesquelles il est impos-
sible de traiter certains sujets sans évoquer le nom
de Nietzsche. Il n'y a pas à se demander si nous-
mêmes ou nos prédécesseurs n'avons pas eu, sous
une forme différente, des pensées analogues. Il
nous faut constater que, pour les motifs que l'on
vient d'analyser, dont quelques-uns furent pour
nous des causes d'abstention volontaire, il a exprimé
ces pensées avec un retentissement incomparable.
f> , ." "ffiï^
274 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
Nous aurions mauvaise grâce, en France, à ne le
point reconnaître, ce serait aussi un calcul mala-
droit, de dépouiller nos propres idées et nos pro-
pres points de vues de la parure éclatante dont le
génie de Nietzsche les a fait resplendir.
LE PHILOSOPHE COMME CRÉATEUR
DE VALEURS
«7
.-.T---rs^ r -.-* 3 j-r
Cette étude a paru dans Flegrea, n° du 20 juin igoi. Elle
est, on le rappelle, ainsi qu'on Ta noté dans l'Avertissement,
un premier état de la Réforme philosophique» On n'y trou-
vera donc pas de développements nouveaux relatifs à la pen-
sée de Nietzsche, mais seulement une exposition, sous un jour
différent, du même point de vue, à une époque où la Volonté de
Puissance, cette œuvre posthume, si décisive pour déterminer
les directions de la pensée du philosophe» n'avait pas encore
été publiée.
LE PHILOSOPHE COMME CRÉATEUR DE
VALEURS
I. Recherche de la vérité, au sens ancien, la philosophie
est, selon Nietzsche, création de valeurs. — II. Ce qui im-
porte pour la vie du point de vue de la nouvelle évaluation :
le non vrai, l'illogique, le goût issu de la physiologie et qui
ne relève d'aucune motivation. — III. L'homme important,
pour la vie : l'homme épique.
I
L'œuvre de Nietzsche, qui nous donna l'impres-
sion, dès sa première apparition parmi nous, d'une
pensée singulièrement neuve et puissante, se
manifeste aussi, à mesure que la traduction de
M. Henri Albert en découvre des parts plus con-
sidérables, prodigieusement riche, abondante et
variée. Des idées, comme; des plantes vivaces et
d'essences diverses, s'y épanouissent; mais à voir
comme elles s'étreignent et s'enchevêtrent, nom-
breuses et pressées, il semble tout d'abord que les
278 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
routes fassent défaut dans la forêt qu'elles compo-
sent et qu'il y faille errer à l'aventure .
Précises pourtant, mais dispersées en de brefs
aphorismes, avec des livres tels que Humain, trop
humain, le Crépuscule des idoles. Aurore ou le
Gai Savoir, les conceptions de Nietzsche se mon-
trent dans Zarathoustra revêtues de lyrisme,
rehaussées d'un art admirable qui exige du lecteur,
s'il veut pénétrer le sens profond de l'œuvre, une
connaissance exacte et complète de l'anatomie
philosophique que ce lyrisme recouvre.
. Parmi cette forêt idéologique, tracer une grande
route qui desserve les points de vue les plus impo-
sants, parmi ces conceptions multiples dégager
celle qui paraît être l'idée maîtresse du philosophe
et de laquelle toutes les autres seraient des dépen-
dances, c'est ce que Ton a tenté de faire ici. Or,
parmi ces idées de première grandeur, s'il en est
plusieurs qui tout d'abord semblent se disputer la
suprématie dans l'œuvre de Nietzsche, il en est
une, entre toutes, à laquelle il apparaît bientôt que
l'on doit accorder la prééminence, parce qu'impli-
quant une définition de la philosophie elle-même
elle se dénonce le seuil qu'il faut nécessairement
franchir pour accéder à toutes les autres.
Selon Nietzsche, la philosophie est création de
LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 279
valeurs. Gela signifie qu'elle a pour objet d'in-
venter tout ce qui fait que la vie a par la suite un
prix, une valeur. Les choses^ ne sont par elles-
mêmes ni bonnes, ni mauvaises ; elles ne devien-
nent telles et n'acquièrent un prix que par effet du
désir ou de la répulsion qu'elles inspirent. Ainsi
la vertu philosophique réside, selon Nietzsche,
dans le goût, dans l'appétit, qui font naître le
désir, qui créent une préférence pour une chose
déterminée et assignent,par là même, à cette chose,
son rang et sa valeur. Voici une race d'hommes
qui va s'émouvoir et déployer son énergie pour
posséder des territoires, pour s'approprier des
récoltes en abondance, pour acquérir toutes les
denrées qui profitent au bien-être. Celle-ci, diffé-
remment, n'aura d'autre objet que de se prouver à
elle-même sa puissance, elle n'affrontera l'adver-
saire que pour le vaincre et contenter son orgueil
par la considération de sa force. Mais celle-là ne
luttera pour son indépendance qu'afin de conserver
le loisir de modeler dans le marbre des formes
pures, de faire vibrer les mots dans les rythmes,
et de dresser les idées dans les phrases. Appétit
de lucre, appétit de puissance, appétit d'art, voici
des mobiles primordiaux et divers qui vont susci-
ter des objets de désir, qui vont fixer le prix des
17.
a80 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
choses, créer, selon l'expression du philosophe,
des tables de valeurs. En même temps, et en vue
d'atteindre ces buts divers, ces races différentes vont
organiser leur énergie et la hiérarchiser ; elles
vont honorer certaines manières d'être et en pros-
crire d'autres, en sorte que leur appétit dominant
qui a fixé déjà la valeur des choses, qui a fait pré-
férer à l'une la possession des biens, à l'autre la
gloire, à celle-ci la beauté, détermine également la
valeur des actes.
Tel est, brièvement expliqué, au moyen de ces
exemples sommaires, avant d y insister avec un
plus grand détail, ce phénomène de la création de
valeurs en lequel réside, selon Nietzsche, l'essence
même du fait philosophique. Il convient pour
apprécier cette conception, de considérer à quelle
autre elle se substitue* Or, au sens ancien, la philo-
sophie était recherche de la vérité. Entre ces deux
définitions, recherche de la vérité, création de
valeurs, l'intervalle est si grand que, pour concéder
au même mot le droit de signifier deux choses si
distinctes, il faut avoir recours à une idée intermé-
diaire, il faut faire abstraction du sens ancien que
le mot renfermait, et le considérer sous un aspect
plus général, comme un problème, dont les deux
définitions qui! viennent d'être dites seront deux
LE PHILOSOPHE GOMME CREATEUR DE VALEURS 28 1
solutions différentes. Tenons donc que, dans tous
les temps, le terme philosophie eut pour fonction
de désigner la chose la plus importante pour la vie.
Qu'est-ce que la philosophie ? Voici une question
qui se ramène à celle-ci : Quelle est la chose la plus
importante pour la vie? Or, les anciens philosophes
répondent : c'est la recherche de la vérité qui mène
à sa possession. C'est, répond Nietzsche, le fait de
créer des valeurs, c'est-à-dire de créer à la vie un
sens, un but, un objet. Volonté de vrai, disent les
anciens philosophes, volonté d'imaginer l'être,
affirme Nietzsche.
L'ancienne interprétation, recherche de la vérité,
repose sur cette hypothèse que la Vérité existe,
qu'elle est connaissable, et qu'une fois déterminée
elle fera connaître à son tour ce qui est bon pour la
vie, et ce qui est mauvais pour elle, ce qui est bien
en soi et ce qui est mal en soi. L'idée de Vérité
pénètre ainsi dans la morale : elle fixe la conduite,
elle assigne aux hommes un but vers lequel ils doi-
vent universellement diriger leur activité. En dehors
de la Vie, au-dessus de la Vie, il existe quelque
chose de supérieur à la Vie : la divinité, déclarent
les théologiens ; le monde de la Raison qui reflète
ses lois dans la raison humaine et nous divulgue le
vrai, prononcent les philosophes. On aura marqué
i* — rc^rr ■
282 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
le trait caractéristique de la philosophie ancienne,
si Ton constate que tout son effort s'est proposé
d'étendre à la morale et aux questions qui touchent
à la destinée de l'homme la propriété que la raison
semble posséder de légiférer souverainement en
ce qui touche à la mathématique et à la logique. La
thèse est celle-ci : la Vie est une dépendance de la
Connaissance, la Connaissance embrasse l'Etre et le
détermine. Avant de vivre et pour bien vivre, il faut
connaître, il faut connaître la Loi.
Puisqu'il s'agit de décider de la chose la plus im-
portante pour la Vie, il importe de rechercher ici si
cette conception des anciens philosophes constitue
pour la Vie un bénéfice ou un dommage. Or, vraie
ou fausse, une conception, pour être efficace, doit
trouver crédit dans l'esprit des hommes, et il ne
semble pas qu'après tant de siècles, tant d'efforts
et tant de discussions, la conception de Platon tou-
chant le vrai et le souverain bien ait conquis une
autorité incontestable. Tant qu'elle se place sous la
protection de la théologie, elle parvient à dissimuler
sa faiblesse en se targuant de consentements qu'elle
attribue à la dialectique et qui, en réalité, ne sont
LE PHILOSOPHE GOMME CREATEUR DE VALEURS ^83
dus qu'au pouvoir du dogme, en se réclamant
d'adhésions qui s'étaient sur la foi et non sur des
raisons.
Sitôt au contraire que le rationalisme métaphysi-
que, se proposant de protéger le dogme au lieu de
s'en servir comme d'un bouclier, a tenté de faire la
preuve de ses idées essentielles parles seuls moyens
logiques, il a été ruiné par ceux-là mêmes qui le
prétendaient fortifier. Malgré le désir contraire de
Kant, tout l'effet de la Critique de la Raison pure
fut de faire apparaître que la Vérité n'a de valeur
qu'en ce qui touche aux modes de la connaissance,
qu'elle ne régit que les formes entièrement vides de
l'esprit, qu'elle n'a aucun empire sur le contenu de
ces formes qui est tout le réel. En même temps elle
laissait comprendre que ce réel naît et devient en
vertu d'autres lois, dont l'observation scientifique
nous permet de démêler quelques fragments, mais
qu'il cache ses origines dans les perspectives d'un
enchaînement de causes dont nous ne parvenons
jamais à saisir le premier anneau. Avec la Critique
de la Raison pure, la recherche d'une vérité univer-
selle, qui est jusque-là tout le souci philosophique,
aboutit à cette conclusion qu'en dehors des princi-
pes qui déterminent nos moyens de connaître, il n'y
a pas de vérité universelle conhaissable. Au nom de
284 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
la vérité logique, la Vérité comme principe univer-
sel est niée pour tout ce qui concerne la Vie. La
vérité c'est qu'en cet ordre de choses il n'y a pas
de vérité.
Ces conclusions scientifiques, franchement accep-
tées par leur auteur, eussent été pour la philosophie
un profit immédiat. La conception d'une vérité uni-
verselle étant reconnue sans valeur pour la vie,
puisqu'elle ne la concerne pas, il restait à chercher
aussitôt dans une autre direction ce qui importe à
la vie. Après avoir heurté, durant tant de siècles,
au même endroit d'une muraille où il n'y avait
pas de porte, on se fût demandé s'il n'existait pas
en quelque autre place une issue. Mais Kant s'est
attaché d'un tel culte aux [hypothèses de la méta-
physique qu'il refuse de s'en tenir aux déductions
logiques qui les lui montrent fausses. Avec la foi
naïve et la présomption invétérée des anciens
philosophes, il semble croire que la vie soit à la
merci d'un raisonnement et qu'elle doive s'effon-
drer en même temps que le syllogisme sur lequel
les hommes avaient pensé Tétayer. Il a, par cette
attitude peureuse, gravement compromis la cause
de la philosophie. On saifen effet que dans sa Cri-
tique de la raison pratique ainsi quedans le Fort'
dément de la métaphysique des mœurs, il a tenté,
LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 285
par des voies détournées, de rétablir l'accès vers
les anciens concepts d'une Vérité universelle et d'un
Bien en soi. Or, la différence est flagrante entre les
procédés scientifiques de la première critique et
Tappel à la foi que dissimule avec insuffisance,
dans les autres ouvrages l'artifice des apparences
dialectiques. Aussi n'a-t-il réussi, par cette ten-
tative, qu'à ruiner plus définitivement au regard
de toute intelligence non prévenue, les idées qu'il
voulait sauver. En même temps, ces efforts obsti-
nés, accomplis pour restaurer, contre toute évi-
dence, les idées métaphysiques, ont donné à croire
à nombre d'esprits que le dommage causé par la
ruifre de ces idées était irréparable. L'influence de
Kant a été sous ce jour désastreuse, car elle a
donné naissance à un scepticisme découragé qui brise
les ressorts de l'énergie (i). On peut dire de lui
qu'après avoir détruit de fond en comble l'édifice
sous les voûtes duquel l'humanité avait cru jusque-
là trouver un abri, il veut la contraindre à demeu-
rer parmi ces ruines et ne lui permet pas de cher-
cher un autre asile.
(i) « Une seule interprétation, a dit Nietzsche, dans la Volonté
de Puissance, a été ruinée : mais comme elle passait pour la seule
interprétation, il pourrait, sembler que l'existence n'eut aucune signi-
fication et que tout fût en vain. »
286 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
Tel est donc l'état de délabrement et de détresse
où se trouve réduite l'ancienne conception philo-
sophique — recherche de la vérité — lorsque
Nietzsche survient et lui oppose cette conception
nouvelle : création de valeurs.
Est-ce toutefois animé d'un sentiment de haine
qu'il va s'approcher de la doctrine ancienne et
qu'il achèvera de la ruiner? Nullement, — et c'est
là une constatation sur laquelle il importe d'insis-
ter, parce qu'elle ajoute une force singulière aux
verdicts du philosophe. La sentence d'un ennemi
est suspecte de partialité et d'incompétence : il est
permis d'en appeler. Mais, avec Nietzsche, la philo-
sophie ancienne se voit condamnée sans retour, et
en toute connaissance de cause, par le meilleur héri-
tier de ses plus hautes vertus. Nietzsche ne s'est
pas dégagé sans lutte de la croyance à des idées
qu'une longue tradition lui avait rendues chères,
et on découvre, chez ce descendant de pasteurs
luthériens, les traces d'une angoisse pareille i\ celle
dont Jouffroy nous a confessé les étreintes avec le
lyrisme d'une époque encore romantique. La chose
la plus chère au philosophe ancien, c'est l'idée du
LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 287
Bien, c'est l'idée d'une finalité. Qu'il la nomme
Dieu ou qu'il la vénère sous forme de loi abstraite,
c'est à cette idée qu'il s'est exercé à immoler
les instincts les plus forts de sa propre nature, en
sorte que l'amour de cette idée est, à vrai dire,
devenu son instinct dominant. Sacrifier cet
instinct, voici quelle sera la victoire sur soi-même
la plus difficile. Ce fut le cas pour Nietzsche, tel
que l'hérédité l'avait formé, ainsi qu'en témoignent
ces accents mélancoliques : « Ne fallut-il pas, est-
il dit dans Par delà le Bien et le Mal (i), sacrifier
enfin toute consolation, toute sainteté, toute espé-
rance, toute foi en une harmonie cachée, en des
béatitudes et des justices futures? Ne fallut-il pas
sacrifier Dieu lui-même et, par cruauté à l'égard
de soi, adorer la pierre, la bêtise, la lourdeur, le
néant? »
C'est donc en poussant à bout la vertu morale
entretenue jusque-là dans l'intérieur de la philo-
sophie, la contrainte exercée sur les instincts et la
volonté de les asservir à la loi découverte par les
procédés logiques, que Nietzsche va réduire la
philosophie ancienne à confesser son impuissance
et son déclin et à céder la place à des points de
(i) P. 68.
18
288 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
vue nouveaux. « Il ne faut jamais demander si une
vérité est utilç, si elle peut devenir pour quelqu'un
une destinée. » Cette maxime que Nietzsche for-
mulera plus tard dans F Antéchrist (i) le contraint
déjà et le guide à l'âge critique de l'évolution de sa
pensée et lui interdit de s'attarder aux arguments
de sa sensibilité. Muni de cette probité intransi-
geante, il énonce avec la dernière rigueur toutes
les négations que Kant avait essayé de reprendre.
« Il faut avouer, dit-il, que la plus grave, la plus
persévérante, la plus dangereuse des erreurs a été
une erreur de dogmatisme, à savoir la trouvaille
par Platon de l'esprit pur, du Bien en soi (2). »
Dans la Généalogie de la morale, dans Par delà
le Bien et le Mal, il pose la vérité elle-même
comme un problème et nie décidément qu'elle
existe pour tout ce qui intéresse la vie. Dans Humain,
trop humain, dans Aurore, dans le Gai savoir^ il
refuse toute réalité aux idées de cause première et
de finalité.
Mais à mesure qu'il s'avance plus résolument
dans cette voie logique, sa sensibilité, peu à peu, se
transpose et évolue, et les regrets de la première
(1) Le Crépuscule des Idoles. Ed. du Mercure de France, p. 243.
(a) Par delà le Bien et le Mal. Traduit par L. Weiscopf et G.
Art, p. VI. Ed. in-8° du Mercure de France.
LE PHILOSOPHE GOMME CREATEUR DE VALEURS 289
heure vont faire place bientôt aune joie débordante.
Telle est la conséquence inattendue de la discipline
à laquelle il s'est astreint. Bien. éloigné de la timi-
dité de Kant, Nietzsche résolument fait cause com-
mune avec la Vie : il se garde bien de la confondre
avec Timage que les métaphysiciens en avaient
proposée. Il n'y a pas de vérité, il n'y a pas de fin
dernière? Cela empêche-t-il que la Vie soit? Et
la Vie seule importe, tout le reste est chose ima-
ginée, rêve humain, bourdonnement autour du
coche dJf mouches philosophiques. Nier la méta-
physique n'est pas nier la Vie ; bientôt il va appa-
raître à Nietzsche que c'est affirmer la Vie avec
plus d'ardeur, la délivrer d'une servitude et agran-
dir les perspectives parmi lesquelles elle évolue .
A quoi tendait en effet l'ancienne conception du
monde et de la Vie ? A abîmer le monde et la vie
dans le néant de l'unité absolue. Connaître la vérité,
connaître le but vers lequel se dirigent toutes les
causes parmi la variété de leurs effets, faire conver-
ger vers l'unité de ce but, au nom d'une loi du
Bien unique, tout ce qui diverge et vagabonde
parmi les immensités de l'espace et de la durée,
n'est-ce pas supprimer tout devenir ? Avec la con-
naissance du but, d'un but unique, disparaît toute
chose autre que ce but lui-même : car, tout ce qui
2Q0 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
ne se dirige pas vers lui doit être redressé et tout
ce qui va vers lui est déjà résorbé en lui, en sorte
que rien à vrai dire n'est plus. Il a donc pu appa-
raître à Nietzsche qu'en niant toutes les prétentions
de l'ancienne métaphysique, il restituait à la vie les
conditions de sa réalité et qu'il imposait silence à
tous les hallucinés de l'arrière-monde : c'est ainsi
qu'il nomme ceux qui, sous prétexte de sagesse,
érigent en loi philosophique leur lassitude et aspi-
rent au néant.
C'est du point de vue de cette sensibilité entière-
ment transformée qu'il faut entendre cette oraison
joyeuse de Zarathoustra : « En vérité, c'est une
bénédiction et non une malédiction lorsque j'en-
seigne : Sur toutes choses, se trouve le ciel à peu
près, le ciel pétulance. Par hasard, c'est la plus
vieille noblesse du monde, je l'ai rendue à toutes
les choses, je les ai délivrées de la servitude du
but. Cette liberté et cette sérénité célestes, je les ai
placées comme des cloches d'azur sur toutes les
choses, lorsque j'ai enseigné qu'au-dessus d'elles
et par elles aucune « volonté éternelle » ne vou-
lait. J'ai mis, en place de cette volonté, cette pétu-
lance et cette folie, lorsque j'ai enseigné : Une
chose est impossible partout, et cette chose est le
sens raisonnable. ciel au dessus de moi, ciel pur
LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DB VALEURS 2QI
et haut I ceci est maintenant pour moi la pureté
qu'il n'existe pas d'éternelle araignée ei. de toile
d'araignée de la raison, que tu sois un lieu de
danse pour les hasards divins, que tu sois une table
divine pour le jeu de dés et les joueurs divins (i). »
II
Voici donc la Vie délivrée de toutes les entraves
dont la présomption métaphysique l'avait embarras-
sée. Elle ne se laisse plus ni deviner, ni saisir, ni
diriger, ni limiter. Les philosophes pensaient avoir
construit des appareils pour l'étreindre : « toi
qui flottes autour du vaste monde, combien je sens
que je t'approche, infatigable esprit, » s'écriait le
docteur Faust, trahissant en cette invocation l'es-
poir despotique etlaprétentiondetous lespenseurs
anciens, de tous les alchimistes de l'idée. Mais voici
avec Nietzsche, un philosophe nouveau qui sait en-
tendre la réponse ironique et claire de la Critique
ou de l'Esprit : « Tu ressembles à l'Esprit que tu
conçois, pas à moi. » Voici surtout un philosophe
qui ne s'alarme pas de ce que la Vie se manifeste
(i) Zarathoustra. Traduit par Henri Albert, p. 284. Ed. in-S* du
Mercure de F-ance.
\ 18.
292 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
infiniment plus ample que les philosophes n'avaient
cru, de ce qu'elle s'étend au delà des limites de
l'Intelligence, de ce qu'elle ne se laisse pas brider
par les idées.
L'ancienne philosophie qui recherchait la Vérité
pour en imposer le harnais à la Vie a tenté un
vain effort. La philosophie comme recherche de
la Vérité est condamnée, De nouveau se pose la
question : Qu'est-ce qui vaut pour la vie? C'est le
non-vrai> répond Nietzsche, pour rompre de façon
éclatante avec la conception ancienne. Le non-vrai,
comprenons sous l'outrance du terme sa véritable
portée. On a vu que le concept de vérité s'appli-
quait aux lois qui régissent la forme de l'Intelligence
et représentait dans son usage légitime, l'accord
nniversel qui existe entre les hommes en ce qui
touche aux principes mathémathiques et logiques.
Ce concept n'est donc rien de vivant par lui-même.
Il ne trouve pas d'emploi sans une matière, sans un
contenu auquel il s'applique. Or, c'est tout ce con-
tenu, et qui est la vie même, que Nietzsche nomme
le non-vrai. C'est la matière, c'est le corps, c'est
le goût, l'appétit, le désir : c'est tout le réel. Qu'est-
ce qui vaut pour la Vie? C'est la Vie, répond Nie-
tzsche. Nous n'avons aucune mesure en dehors
d'elle pour la juger; nous ne pouvons apprécier
LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 20,3
toutes choses qu'au point de vue de la quantité et de
la diversité de vie qui s'y manifeste. Le concept de
vérité n'est ici ni bon ni mauvais: simplement, il n'a
pas d'application. A l'origine de toute vie, comme
condition de toute vie, un appétit, un désir, un goût.
Et ce goût est spontané, il échappe à toute analyse,
n'a de réponse pour aucun pourquoi, ne cherche
aucune justification hors de lui-même : il est la ma-
tière même de la vie. Quel est donc l'homme impor-
tant pour vie? Celui qui apporte un goût nouveau :
ainsi il crée une raison de vivre ; il crée des objets de
convoitise, il suscite l'énergie, il propose des buts à
la Vie, qui n'en a pas : « Toute vie, prononce Zara-
thoustra, est lutte pour les goûts et les couleurs !
Le goût, c'est à la fois le poids, la balance et le
peseur ; et malheur à toute chose vivante qui vou-
drait vivre sans la lutte à cause dés poids, des
balances et des peseurs! (i) »
L'homme qui apporte un goût nouveau donne
donc aussi, avec un but, un sens à la Vie. Il crée
parmi les choses une valeur et une hiérarchie : il
les classe, par ordre d'importance, par rapport à
ce mètre fixe et despotique : son goût. Rien n'est
antérieur à ce goût spontané ; il n'existe aucune
(i) Zarathoustra, p. 16a.
294 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
mesure pour Papprécier. Mais ce goût, dès qu'il s'ex-
prime, apprécie, évalue, met sur chaque chose les
étiquettes bien et mal. Et voici les idées bien et mal
qui, condamnées comme source et principe de la
Vie, prennent, dans la philosophie de Nietzsche,
une importance prépondérante comme conséquen-
ces de la vie- « Zarathoustra vit beaucoup de pays et
beaucoup de peuples : c'est ainsi qu'il découvrit le
bien et le mal de beaucoup de peuples. Zarathous-
tra ne découvrit pas de plus grande puissance sur
la terre que le bien et le mal (i). »
Qu'a donc fait Nietzsche pour restituer aux idées
bien et mal cette importance pour la Vie ? Il les a
mises à leur place : elles étaient suspendues dans
le vide ; il les a rattachées à leur cause ; il les a
montrées comme des dépendances d'une activité.
La philosophie ancienne était fondée sur cette
erreur primordiale qui consistait à expliquer la Vie
tout entière par une de ses conséquences. C'est
cette erreur de parti pris que Nietzsche incrimine
dans la préface de Par delà le Bien et le Mal, lors-
qu'il désigne « la trouvaille par Platon de l'esprit
pur et du bien en soi » comme la plus dangereuse
des erreurs commises par le dogmatisme. « C'était
(x) Zarathoustra, p. a5.
LE PHILOSOPHE COMME CRÉATEUR DE PÂLEURS 20,5
en effet, dit-il, poser la vérité tête en bas, nier
la perspective, condition fondamentale de toute
vie (i). » Zarathoustra maintenant proclame la loi
nouvelle : « En vérité, les hommes se donnèrent
tout leur bien et leur mal. En vérité, ils ne le pri-
rent point, ils ne le trouvèrent point, il ne tomba pas
comme une voix du ciel (2). » « Ceci est mon bien
que j'aime, c'est ainsi qu'il me platt tout à fait,
c'est ainsi seulement que je veux le bien. Je ne le
veux pas comme le commandement d'un dieu, ni
comme une loi et une nécessité humaine... C'est
une vertu terrestre que j'aime : il y a en elle peu
de sagesse et moins encore de sens commun. Mais
cet oiseau s'est construit son nid auprès de moi :
c'est pourquoi je l'aime avec tendresse — mainte-
nant il couve chez moi ses œufs dorés (3). » Ces
œufs dorés, passions, goûts, appétits, désirs, vont
éclore en formes nouvelles de la Vie, en apprécia-
tion bien et mal, en créations de valeurs. « C'est
l'homme qui mit des valeurs dans les choses afin
de se conserver, c'est lui qui créa un sens aux cho-
ses, un sens humain. C'est pourquoi il s'appelle
homme, c'est-à-dire, celui qui évalue. Evaluer, c'est
(1) Par delà le Bien et le Mal, p. VI.
(a) Zarathoustra, p. 76.
(3) Zarathoustra, p. 4a.
2QÔ NIETZSCHE ET. LA REFORME PHILOSOPHIQUE
créer ; écoutez, créateurs : Evaluer, c'est le trésor
et le joyau de toutes les choses évaluées (i). »
Ainsi, tout instinct, toute activité, tout désir
qui parviennent à dominer, créent, ainsi qu'une
expression de leur réalité, une idée particulière
du Bien. A l'égard de l'idée du Bien en soi, qui est
l'application de l'idée de Vérité aux choses de la
conduite, Nietzsche a donc pratiqué une complète
interversion. L'idée du Bien autrefois dominait la
Vie et lui imposait sa forme. Aujourd'hui, elle natt
de la Vie, multiforme et diverse, comme la Vie
elle-même, dont elle exprime docilement une des
volontés capricieuses.
Grâce à cette interversion, la durée et la liberté
de la vie sont sauvegardées. A cette 'Vérité univer-
selle, à ce Bien en soi, à ce Bien unique qui devait
réduire à sa loi, absorber en son unité tout le
divers, se substitue une multiplicité d'instincts et
de goûts particuliers qui échappent à toute prise
de l'intelligence, à toute loi. Reconnaissons en ces
goûts, en ces instincts qui n'ont de réponses pour
(i) Zarathoustra, p. 77.
LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE YALEURS ^297
aucun pourquoi, cette « plus vieille noblesse du
monde », ce « par hasard » qui fait de la Vie un
jeu éternel, « une table divine pour le jeu de dés
et les joueurs divins ». La Vie retrouve ainsi son
mystère et sa fécondité : on nous montre ses ori-
gines dans le spontané, dans l'illogique. Notre
curiosité est en droit d'espérer toujours voir sortir
de cette source mystérieuse des formes nouvelles,
et des modes imprévus du phénomène.
Cette liberté rendue à la Vie va-t-elle mettre en
péril sa solidité et sa force, la priver de ses appuis?
Non pas. On a vu déjà l'idée du Bien en soi ter-
rassée par la Critique et inclinée par l'analyse jus-
qu'à toucher le sol du réel, puiser à ce contact des
forces nouvelles et surgir, impérative et despoti-
que, sous la forme de l'idée d'un bien particulier,
comme l'expression et la dépendance d'une acti-
vité déterminée. Il en va être de même, dans la
philosophie de Nietzsche, de l'idée du Vrai. Comme
la précédente, cette idée va naître sous nos yeux,
et nous divulguer, avec l'artifice qui lui prête une
apparence réelle, sa véritable nature et les condi-
tions de son efficacité.
Pour assister à cette genèse, il nous faut considé-
rer quelque réalité humaine, celle par exemple d'un
groupe social. A ce groupe, il nous faut assigner
20,8 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
pour origine des goûts et des instincts, communs
à quelques hommes pareils entre eux, goûts et ins-
tincts qui ont réussi à vivre et à se satisfaire. Gela
suppose qu'à l'origine ces hommes réunis, en même
temps qu'ils possédaient ces instincts et ces goûts,
avaient aussi les moyens de les faire triompher. Or
ils ont nommé bien l'ensemble de ces moyens qui
consistaient en certaines vertus et en certaines qua-
lités et en raison des avantages et de la force qu'ils
en tiraient, ils leur ont assigné une origine divine
inventant des fictions religieuses par lesquelles ils
se faisaient ordonner, au nom d'un pouvoir, surna-
turelle qui leur était utile. L'histoire des origines
nous apprend qu'il vient toujours un moment dans
l'évolution d'un . groupe humain où celui-ci a
recours à cet expédient qui consolide sa force ; or,
c'est avec cet expédient que la conception d'une
vérité universelle a fait, parmi certains groupes
ethniques,son apparition dans le monde des idées :
c'est le propre des activités intenses d'attribuer une
valeur universelle à la conception qui les favorise,
de^ présenter cette conception comme la seule vraie.
Si l^on considère que la vérité logique consiste
précisément en cette énonciation que, pour tout ce
qui concerne la vie, il n'existe pas de vérité, cette
prétention d'un groupe humain à posséder la Vérité
LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 299
se dénonce ici comme l'expression directe du non-
vrai. Mais sous cette forme le non-vrai se montre
encore un stimulant et un auxiliaire de la Vie. Car
le peuple qui, non content de satisfaire sa conception
particulière de l'existence, entretient encore la
croyance que cette conception est conforme à la
volonté divine ou à la vérité rationnelle, tire de
cette persuasion des prétextes pieux pour domi-
ner les autres peuples. Ou plutôt, pour ne pas con-
fondre la cause avec l'effet, concevons que partout
où ce mensonge se manifeste il est le signe d'une
activité intense. Les peuples de race européenne té-
moignent qu'ils sont possédés de cette activité sura-
bondante lorsque, pour justifier leur expansion au
détriment des autres races d'hommes qui peuplent
la terre, ils invoquent l'intérêt supérieur de la civi-
lisation. La civilisation, telle qu'ils la conçoivent,
devient ici là Vérité même et ce devient un devoir,
un souci méritoire et religieux de la faire triom-
pher.
L'idée d'une vérité universelle a donc, comme l f i*
dée du Bien, sa place parmi les modes qui décou-
lent d'une activité donnée. C'est là que les philo-
sophes anciens ont été la découvrir : leur erreur est
venue de ce qu'ils l'ont considérée comme un prin-
cipe, alors qu'elle n'est qu'une conséquence, comme
19
300 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
une chose existant par soi-même, alors qu'elle n'est
que l'émanation de quelque chose. Ils n'ont pas su
reconstituer sa généalogie. Mais, rattachée à l'acti-
vité qui l'engendre, elle apparaît comme un moyen,
comme une arme, comme une posture d'utilité,
comme un élan pour bondir.
Un philosophe à la manière de Nieztsche ne sau-
rait tenir rigueur à cette présomption de vrai de ce
qu'elle emprunte à la logique une appellation qui
n'a point de sens dans le domaine du réel. Si la
Vérité existait dans un pareil domaine, il y aurait
lieu en effet de s'émouvoir, et de confronter avec
l'image de cette Vérité unique toute conception se
donnant sous son nom. Mais il est de peu d'impor-
tance qu'un privilège imaginaire soit dérobé. Le
philosophe nouveau va donc se placer à un point de
vue tout autre et c'est ici que la réforme accomplie
par Nietzsche porte des fruits immédiats et inau-
gure dans la pratique une méthode nouvelle. Sans
souci de cp que peut être la Vérité en soi, le philo-
sophe va prendre en considération la réalité même
qui a donné naissance à cette prétention de vrai et
il va rechercher si cette prétention est pour cette
réalité une plus-value ou une moins-value. Un tel
examen décidera seul du sort qu'il faut réserver à la
fiction Vérité, s'il faut l'entretenir ou la détruire ?
LE PHILOSOPHE GOMME CRÉATEUR DE VALEURS 3ûl
« La fausseté d'un jugement, dit Nietzsche, dans
Par delà le Bien et le Mal (i), n'est pas pour nous
une objection contre un jugement... La question est
celle-ci : dans quelle mesure entretient-il, dévelop-
pe-t-il la Vie? »et il conclut à « reconnaître le non-
vrai comme condition de Vie ». Qu'est-ce qui vaut
désormais pour la Vie? C'est le non-vrai, c'est-à-
dire le réel. Quel homme vaut pour la Vie ? Celui
dont l'activité originale, antérieure à tout motif,
confère à toutes les choses leur existence, leur valeur
et leur rang par l'usage ou le non-usage qu'il en
fait, par le degré d'estime ou de mépris où il les
tient.
III
Une atténuation doit être apportée ici non pas à
la pensée de Nietzsche, mais à L'expression qu'il lui
a donnée. Si, appliquant avec rigueur sa défini-
tion du philosophe comme créateur de valeurs, on
cherche à se représenter d'une façon historique et
concrète à quelle sorte d'homme elle convient, on
constate en effet que l'intervalle entre les deux
sens attachés au terme philosophe est plus grand
(i)P.ô.
3<)2 NIETZSCHK ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
encore qu'il n'avait paru. Cet intervalle est si grand
que Nietzsche lui-même a dû s'écarter quelque peu
du modèle que sa définition implique lorsqu'il nous
a dépeint le philosophe nouveau, le philosophe de
l'avenir dont il prévoit et souhaite la venue.
Le créateur de valeurs, tel que Nietzsche l'a
conçu théoriquement, doit être en effet placé aux
origines d'un groupe humain. C'est celui qui
éprouve naïvement des désirs déterminés et dis-
tincts, qui est riche d'appétits et n'a d'autre souci
que de se procurer la satisfaction de ses désirs et
de ses appétits. C'est l'homme épique : il fait des
gestes et les approuve. Il n'a pas d'effort à accom-
plir pour se situer par delà le Bien et le Mal, il ne
lui est besoin pour cela d'aucun détour, ni d'aucun
raisonnement, car il est en deçà de semblables con-
ceptions. Il n'a point de joug à secouer. Il n'est
qu'acte et puissance et, quels que soient ses instincts,
cruels ou bienveillants, artistes, guerriers, domina-
teurs ou mercantiles, il les exubère joyeusement, il
en fait les vertus de l'avenir. Les rois de la mer, que
Carlyle compte au nombre de ses héros, furent de
ces créateurs de valeurs, ces Vikings dont les aven-
tures, contées dans les Sagas, font battre le cœur
et briller les yeux de la petite Hilde dans les dra-
mes d'Ibsen, ces Vikings « qui faisaient voile vers
LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 3o3
les pays lointains où il allaient piller, incendier,
tuer les hommes, » dit Solness, « et enlever les
femmes, » reprend Hilde, « qu'ils gardaient cap-
tives sur leurs bateaux, et qu'ils conduisaient chez
eux, se comportant envers elles comme de vrais
sorciers ». — « C'était là, dit Solness, des gaillards
à conscience robuste. Quand ils rentraient chez
eux ils pouvaient manger et boire. Et ils étaient
avec cela gais comme des enfants. »
Voici, parmi d'autres types d'hommes, pourvus
d'instincts différents, voici des initiateurs et des
créateurs de valeurs. Ceux-ci, qui sont les bêtes de
proie, vont instituer la table des vertus guerrières,
ils vont créer ce que Nietzsche appelle ailleurs la
morale des maîtres. Ils vont être, pour les descen-
dants, l'activité modèle, et les choses après eux
seront bien et mal, parce qu'ils les auront glori-
fiées ou méprisées par leurs actes. Ils ne cher-
chent pas dans quel sens l'activité doit être diri-
gée, mais ils créent aux activités futures, et sans
même en avoir le souci, une direction. Ce qui les
distinguent par où ils créent, c'est que rien en eux
n'est prémédité ni réfléchi. Ils sont un commen-
cement « un premier mouvement », ils sortent de ce
foyer de spontanéité et d'innocence d'où jaillit la
matière de la vie.
19.
3f>4 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
Voici bien l'homme le plus important pour la
Vie, parce que sans lui la Vie n'aurait aucune
forme. Pouvons-nous voir en lui le type du philo-
sophe? C'est un oui purement théorique qu'il est
possible de répondre ici, tant l'évocation de ce hé-
ros spontané contraste avec les qualités d'analyse
et de réflexion que nous avons pris coutume d'as-
socier à la notion de philosophe." Le philosophe
n J est-il pas plutôt pour nous, actuellement, au
lieu de cet homme épique, celui précisément qui a
su découvrir l'importance pour la Vie du créateur
de valeurs, celui dont le génie critique a su démê-
ler l'écheveau de la fausse dialectique, distinguer
ce qui appartient à la raison de ce qui appartient
à la vie, et nous restituer la véritable généalogie
des idées? Nietzsche pourtant ne ke résigne pas à
accepter ce seul rôle pour ses nouveaux philoso-
phes. « Les critiques, dit^ils, sont les instruments
du philosophe; comme tels, ce ne sont pas des phi-
losophes (i), » et il insiste pour qu'on cesse de
confondre les travailleurs philosophiques, et en
général les hommes de science, avec les philosophes.
« Fixer, dit-il, réduire en formules un vaste état
de valeurs établies, créées anciennement, qui sont
(i) Par delà le Bien et le Mal, p. i45.
LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS So5
devenues prédominantes et pendant un certain
temps ont été nommées vérités, voici le rôle des
ouvriers philosophiques. Mais les véritables philo-
sophes ont pour mission de commander et d'impo-
ser la loi. Ils disent : cela doit être ainsi! Ils dé-
terminent d'abord la direction et le pourquoi de
l'homme et disposent pour cela du travail prépa-
ratoire de tous les ouvriers philosophiques, de tous
les assujettisseurs dupasse; ils saisissent l'avenir
d'une main créatrice et tout ce qui est et a été leur
sert de moyen, d'instrument, de marteau. Leur
recherche de la connaissance est création, leur
création est législation, leur volonté de vérité est
volonté de puissance (i). »
Connaître les éléments du passé, les peser,
distinguer leur valeur et leur rang, déterminer d'a-
près ces éléments la direction de l'avenir, le pré-
parer et le commander, c'est là certes une tâche
considérable et où persiste peut-être aussi une
part de cette volonté hasardeuse qui inspire les
premiers créateurs, un peu de cet arbitraire qui
seul peut déterminer à l'acte un esprit qui conçoit
trop bien la raison d'être de trop de choses. Toute-
fois, un tel philosophe est astreint à un travail pré-
paratoire d'analyse et de réflexion que ne connu-
(i) Par delà le Bien et le Mal, p. i46.
3(>6 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
rent pas les premiers créateurs : surtout, il doit
tenir compte d'un état de choses qui déjà existe ;
il est un prolongement ; il n'est pas « ce premier
mouvement, cette roue qui tourne sur elle-même ».
L'homme le plus important pour la vie, — il
semble donc que cette qualification doive être
réservée au seul initiateur, au premier créateur de
valeurs, à celui qui apporte, du foyer inconnu,
les goûts et les couleurs, tout ce qui est objet de
désir, de lutte et d'organisation en vue de lutter.
Le philosophe nouveau, selon le vœu de Nietzsche,
sera seulement l'homme le plus importait pour la
vie, à cette date de l'évolution où sans doute nous
sommes, alors que la spontanéité de l'énergie se
masque sous le jeu des analyses et des motifs.
D'ailleurs que tels motifs apparaissent dans la con-
science, que tels arguments se produisent, que
telles conclusions soient posées, voici qui trahit
encore l'empire souverain d'une volonté dont la
fatalité intérieure suscite et détermine ces argu-
ments, ces motifs et ces conclusions. Voici qui con-
serve au philosophe nouveau un air de ressem-
blance et de parenté avec le créateur de valeurs.
Après les restrictions qui précèdent, il est donc
permis de croire qu'une part de cette vertu spon-
tanée qui décide du sens de l'évolution se mani-
j
LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 307
feste en la pensée de Nietzsche, que cette défini-
tion réaliste de la philosophie, donnée comme
création de valeurs, pourrait être l'indice d'une
réaction intime de la Vie contre le mai de langueur
entretenu par l'impuissance avérée de la concep-
tion ancienne. Il importe infiniment, en tous cas,
de ne pas prendre le change sur la portée de la
philosophie de Nietzsche, et ce serait une étrange
méprise, on s'est efforcé déjà de le faire sentir,
que d'y voir la formule d'un scepticisme. Si Nietz-
sche ruine sans égards les conceptions de l'an-
cienne métaphysique, c'est précisément parce qu'il
juge ces conceptions inutiles et dangereuses pour
la Vie, parce qu'il voit en elle, pour la Vie, des
causes de décadence. En même temps, il en dési-
gne d'autres, dont il affirme, avec un enthousiasme
bien éloigné de l'accent sceptique, la réalité, la
force et l'efficacité. lia nié qu'il existât une vérité
universelle, mais il a surtout démontré que la vie
se réclame d'une toute autre origine, d'une réalité
instinctive, indéniable comme la réalité d'un corps
simple en chimie avec ses propriétés irréductibles.
En ruinant l'idée du Bien en soi, dont il faut recon-
naître que l'empire, 'dans la pratique, était singu-
lièrement compromis, depuis que la philosophie
l'avait prise à son compte, il a rendu aux idées
3o8 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE
particulières du Bien du et Mal, considérées comme
les postures d'utilité d'une physiologie donnée, une
puissance et une autorité positives . Qu'il s'agisse
d'un individu, d'une nation, d'une race et même
de l'Humanité, idée si générale qu'elle est encore
à peine ébauchée, les philosophes ou les socio-
logues selon le goût de Nietzsche chercheront
désormais la loi qui commande cette réalité à ses
racines historiques ou physiologiques, dans les
phénomènes où elle a déjà manifesté sa personna-
lité, mais ils ne prétendront plus la soumettre à
l'empire uniforme de quelque imaginaire formule
de la Raison.
Avoir retrouvé, sous le sable des idées abstrai-
tes divinisées, les sources de la vie, avoir rendu à
toute activité son autonomie, avoir montré que les
idées Bien en soi et Vérité sont des moyens et non
des êtres, qu'elles se développent sur des instincts
dont elles sont les dépendances, instincts qui sont
eux-mêmes les seules réalités, c'est là la grande
œuvre de Nietzsche, par où il peut contribuer for-
tement à purger l'esprit moderne de la sentimen-
talité rationaliste qui depuis plus d'un siècle l'égaré
et le déprime.
TABLE
Avertissement
LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE
I. Proposition maîtresse de la pensée de Nietzsche: il
n'est pas de force au-dessus de la force . En quoi
cette tautologie est une réforme. — II. Tentative de
V esprit humain en vue d'élever un principe au-des-
sus de la force dans le domaine spéculatif : le
monde des idées. — III. L'idée du vrai, forme su-
prême de la croyance idéologique, considérée par
Nietzsche comme un artifice biologique. Utilité vi-
tale de la fiction idéologique. — IV. Examen, sous le
jour de cette dernière conception de la vérité mo-
rale. — V. Examen de la Vérité esthétique. — VI.
Examen de la vérité logique . — |VII . Tentative de
F esprit humain en vue d'élever un principe au-des-
sus de la force dans le domaine historique et con-
cret : le mouvement juif, le christianisme et la
Révolution
LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE
I. Les conclusions de la réforme philosophique excluent
la possibilité de donner une origine logique aux ten-
dances sociales de Nietzsche. Nécessité de les fonder
sur un parti pris. Le critérium biologique, ce qui
3 10 TABLE DES MATIERES
est utile à la vie, substitué au critérium d'une Vé-
rité en soi, est lui-même commandé par un parti pris.
Il exige, pour être appliqué par surcroît, que d'autres
partis pris le définissent et le précisent. — II. Des-
cription des formes diverses du parti pris sociologique
de Nietzsche. L'instinct de grandeur en opposition
avec l'instinct de bien-être. Le goût pour la culture et
pour les modalités aristocratiques. — III. Analyse du
fait aristocratique : moyen de différenciation et de
hiérarchie, il conditionne toute vie ascendante . — IV.
Condamnation, du point de vue de l'instinct de gran-
deur, de l'idéal chrétien et égalitaire. — V. Caractère
positif de la philosophie de Nietzsche. Sa volonté de
supprimer les causes du nihilisme. — VI. Présomp-
tion en faveur du parti pris de Nietzsche . i r5
SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE
I. Analogie entre la philosophie de Schopenhauer et
celle de Nietzsche: leur point de divergence. — II.
Substitution par Nietzsche, comme critérium de la
valeur, de l'idée de puissance à l'idée de vérité: con-
ciliation possible, sous le jour de cette conception, des
deux partis pris opposés de Schopenhauer et de
Nietzsche. — III. Examen et conciliation du double
parti pris moral. — Examen et conciliation de la
double hypothèse métaphysique 181
NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE
I. Nietzsche comme réactif contre l'influence de la pen-
sée étrangère sur l'esprit français . — II . L'œuvre
de Nietzsche dans ses rapports avec celle de quelques
écrivains français. — III. Les causes et la légiti-
mité du grand retentissement de la philosophie de
Nietzsche : causes propres à l'homme. — IV. Causes
inhérentes à la race et au milieu. 237
TABLE DES MATIERES
LE PHILOSOPHE COMME CRÉATEUR DE VALEURS
I. Recherche de la Vérité, au sens ancien, la Philoso-
phie est, selon Nietzsche, création de valeurs. — II.
Ce qui importe pour la vie du point de vue de la nou-
velle évaluation : le non-vrai, l'illogique, le goût,
issu de la physiologie, et qui échappe à toute moti-
vation. — III. L'homme important pour la vie du
point de vue de la nouvelle évaluation : l'homme
épique 275
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ACHEVÉ D'IMPRIMER
le vingt octobre mil neuf cent quatre
PAR
BLAIS ET ROY
A POITIERS
pour le
MERCVRË
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MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVB DE GONDÉ PARIS-VI 6
parait le I er et le i5 de chaque mois.
Rédacteur en chef : Alfred Vallette.
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